La figure du cowboy moderne dans Drive, de Nicolas Winding Refn
Par Lili Canal
Le mythe du cowboy,
aujourd’hui mondialement populaire et célèbre, est indissociable de la culture
américaine. Figure née lors de la conquête de l’Ouest au milieu du XIXe
siècle, le « garçon vacher » est vite devenu un mythe littéraire,
forgé par les voyageurs et les journalistes qui relataient les guerres menées
contre les Indiens dans les années 1880. Transformé en modèle de héros de
fiction, notamment au cinéma, le cowboy a fait office de personnage principal
dans une multitude de westerns réalisés depuis le tout début du XXe
siècle jusqu’à nos jours. Des premiers
westerns américains, tels que The Great
Train Robbery en 1903, aux films plus récents comme True Grit (2010), en passant par les westerns spaghetti des années
1960, le cowboy est un personnage décliné à l’infini et interprété de façon
mémorable par les plus grands noms de l’histoire du cinéma américain – les
mythiques John Wayne, James Stewart, Clint Eastwood ou encore Henry Fonda.
Plus qu’un personnage
récurrent, cependant, le cowboy est un véritable archétype, héros solitaire du
Far West auquel est associé un certain nombre de stéréotypes, de clichés qui le
définissent. Si cet archétype westernien a longtemps été mis en scène
uniquement dans sa propre époque – l’Amérique de l’Ouest de la deuxième moitié
du XIXe siècle – des cinéastes ont depuis quelques décennies pris
l’initiative de transposer le mythe à d’autres périodes historiques,
élargissant l’emprise du personnage du cowboy et mêlant habilement le genre du
western à d’autres genres cinématographiques. Parmi ces films hybrides
s’inspirant de plusieurs genres différents, on compte le récent Drive, thriller du réalisateur danois
Nicolas Winding Refn. Le film se déroule dans un Los Angeles contemporain et
l’intrigue – le parcours d’un homme cascadeur de cinéma le jour, chauffeur pour
casses et braquages la nuit - n’a à première vue pas grand-chose à voir avec
celle d’un western classique ; toutefois, le personnage principal est sans
aucun doute une version moderne du mythe du cowboy. Nous allons voir en quoi
Driver, le chauffeur sans nom interprété par Ryan Gosling, possède de nombreux
points communs avec la figure mythique de l’Ouest américain, et dans quelle
mesure Drive devient ainsi ce qu’on
pourrait appeler un néo-western. Dans un premier temps, nous étudierons les
caractéristiques qui font du protagoniste de Drive un héros typiquement westernien ; puis nous nous
pencherons sur la figure de la femme et ses relations avec le héros, avant
d’interroger les limites de la comparaison entre Driver et le cowboy du western
classique et l’innovation qu’apporte Refn à cet archétype.
Si l’on devait mener
une description assidue, aussi bien physique que psychologique, du personnage
de Driver dans le film de Nicolas Winding Refn, les similitudes avec le
mythique cowboy du genre western seraient aussi abondantes qu’évidentes. D’un
point de vue strictement physique, tout d’abord, Driver partage un certain
nombre d’attributs caractéristiques avec le héros westernien :
d’ascendance WASP (White Anglo-Saxon Protestant), blond aux yeux
bleus, grand, jeune, beau et charismatique, incarnant la virilité. On note
plus particulièrement quelques traits communs entre le Ryan Gosling de Drive et le James Stewart de The Man from Laramie (Anthony Mann,
1955) : silhouette élancée, longiligne, élégante, pourvue d’une certaine
vulnérabilité, dérogeant en cela à la règle du héros de western classique,
bourru et fort, « sans peur et sans reproches ». Tout comme James
Stewart, Ryan Gosling apporte à son personnage une fragilité (il est sujet à la
peur, aux larmes et aux blessures) qui l’humanise et le rapproche de nous. Un
autre point commun entre Gosling et Stewart est le silence de leurs personnages
respectifs : à la manière des cowboys interprétés par Stewart, Driver
parle très peu, optant la plupart du temps pour une expression stoïque et un
détachement neutre qui relèverait presque de l’autisme. La tenue vestimentaire
de Driver, enfin, est elle aussi proche du héros de western : les fameux blue jeans rendus célèbres par la figure
du cowboy, aussi bien au cinéma que sur les publicités Marlboro, et plus
généralement des vêtements dont il ne change jamais, qui deviennent
véritablement part du personnage.
L’aspect mystérieux du
héros traditionnel est également présent dans Drive. Tout comme les protagonistes interprétés par Wayne, Stewart
ou Eastwood, on ignore tout du passé de Driver – d’où vient-il, pourquoi
pratique-t-il les activités qu’on le voit pratiquer dans le film, qui est-il
réellement… L’anonymat est encore plus total que dans la plupart des westerns
classiques, dans la mesure où Driver n’a même pas de nom. Lorsque l’on
s’adresse à lui, on l’appelle simplement « kid », et en son absence, les personnages parlent de lui
uniquement sous l’appellation de « the
driver » (« chauffeur »
en anglais, pour la bonne et simple raison que conduire est la principale
activité du héros). Cette absence d’identité n’est pas sans rappeler le western
My Name is Nobody, de Sergio Leone
(1973), où le héros, interprété par Terence Hill, est également dépourvu d’un
nom.
Au-delà des
similitudes formelles qu’entretient Driver avec ses prédécesseurs, la
psychologie de son personnage est elle aussi étroitement liée à ceux de la
tradition western. Dans celle-ci, le cowboy est un héros solitaire, perdu dans
l’immensité des espaces vierges de l’Ouest américain. Dans Drive, les plaines du Far West sont remplacées par la ville de Los
Angeles, mais le contexte est exactement le même : le personnage erre,
solitaire et marginal, menant une vie indépendante et nomade dans le décor
urbain dont il est issu et dont il fait partie intégrante. Le western classique
retranscrivait la solitude et l’immensité des étendues désertiques des
États-Unis par de larges plans panoramiques, utilisant la profondeur de champ
et l’éloignement de l’horizon ; Refn se sert des mêmes procédés pour
filmer Driver sillonnant les rues de Los Angeles. Très souvent seul à l’écran,
isolé du reste de la société, il évolue dans la ville de la même façon que les
cowboys évoluaient dans les plaines américaines.
Driver est également
un personnage-type du western de par sa personnalité et ses motivations :
intègre, mû par le désir de vengeance et de rendre justice lui-même (dans Drive, il s’agit de venger la mort de
Standard Gabriel, le mari de la femme à laquelle Driver s’attache), il est
poussé par une volonté incorruptible dans le respect de la morale et du droit,
même si cela signifie une légitimisation de la haine, de la vengeance et la
violence. Comme dans certains westerns, ceux d’Anthony Mann par exemple, on
peut aller jusqu’à établir un parallèle avec la tragédie grecque : Driver
est possédé par ses passions, ici la vengeance, et conduit par un destin qui le
dépasse, transformant l’homme ordinaire en héros. La chanson-phare du film,
interprétée par le groupe des années 1980 College, le dit clairement :
« A real human being, and a real
hero »… Les sentiments du héros westernien, notamment dans les
westerns spaghetti de Sergio Leone, sont retranscrits à l’écran par des plans
serrés sur les yeux ou la bouche du personnage ; dans Drive, en plus de nombreux gros plans sur le visage de Driver, une
allusion évidente est faite à ces inserts typiquement « Leoniens » dans
les plans où l’on aperçoit les yeux de Driver se reflétant dans le rétroviseur
central du véhicule qu’il conduit.
Le véhicule,
justement, est un autre aspect qui rapproche Driver du personnage de western.
Tout cowboy solitaire digne de ce nom monte à cheval, et sa monture constitue
son fidèle compagnon de route. Le cheval de Driver, cowboy du XXIe
siècle, c’est une Chevy Impala, voiture
qu’il conduit pendant une bonne partie du film. Driver parcourt le désert
urbain d’un Los Angeles vaste et écrasé sous un soleil de plomb au volant de sa
Chevy de la même manière que Wayne ou Eastwood sillonnaient le désert américain
à dos de cheval. Et l’ultime plan de Drive
est un écho direct aux fins de westerns classiques : Driver, ayant vaincu
ses ennemis et ainsi sauvé la femme qu’il aime (le terme
d’ « amour » est à prendre avec précaution, et paraît un peu
trop conventionnel et réducteur par rapport à la complexité des sentiments du
personnage), s’en va vers l’horizon au volant de sa voiture, image typique du lonesome cowboy éternellement nomade,
retournant à la solitude une fois son désir de justice et de vengeance assouvi.
Le destin du héros est volontairement laissé indéfini : conduit-il vers
une mort imminente (le personnage ayant été sérieusement blessé lors de son
ultime confrontation avec son adversaire), vers la liberté… ? Driver reste
jusqu’au bout un homme insaisissable et mystérieux, comme nombre de ses
prédécesseurs. À jamais solitaire, donc ; mais que serait le héros de
western sans un personnage féminin ?
Dans un article paru
dans Le Courrier de l’Unesco en 1989,
l’écrivain américain Gary N. Granville compare le cowboy à « un chevalier des temps modernes ».
Le cowboy, en effet, est un homme d’honneur et un héros courageux, luttant pour
le bien et la justice, qui tient en cela du preux chevalier de la littérature
médiévale. Dans la tradition western, les agissements du cowboy sont toujours
nobles et admirables, que ce soit John Wayne tentant d’arrêter le voyou local
et son frère dans Rio Bravo (Howard Hawkes,
1959) ou James Stewart aux prises avec le vicieux et sadique Dave Waggoman dans
The Man from Laramie. Comme le chevalier légendaire, le
cowboy se bat généralement pour sauvegarder la paix et protéger le peuple, et,
surtout, la veuve et l’orphelin. Le Driver de Nicolas Winding Refn ne déroge
pas à cette règle classique. Lui, en effet, lutte avant tout pour protéger
Irene (Carey Mulligan), la femme à laquelle il s’est attaché, sortant ainsi
partiellement de son isolement et de sa solitude, et son jeune fils Benicio.
S’il se mêle aux manigances de la mafia locale et se transforme peu à peu en un
assassin violent et sanguinaire, ce n’est pas par goût ni par sadisme, mais
uniquement pour préserver cette femme et son enfant.
À l’image de Driver, le
personnage d’Irene est lui aussi purement westernien. Comme dans les westerns
classiques, Irene est issue d’un milieu modeste, et non de la bourgeoisie.
Serveuse dans un diner de Los
Angeles, elle est apparentée aux figures de femmes solitaires et indépendantes
telles que Barbara Waggoman dans The Man
from Laramie, Feathers dans Rio Bravo
ou la prostituée Dallas dans Stagecoach
(John Ford, 1939). Et si, par moments, un homme est présent dans sa vie
(Standard, son mari et le père de Benicio), il est relégué à l’arrière-plan
pour laisser à la femme son indépendance : d’abord en prison, puis abattu
lors d’un braquage qui tourne mal à peine quelques minutes de film plus tard.
La femme, dans le western, doit être seule, protégée uniquement par le héros,
le cowboy faisant office d’ange protecteur et vengeur, avide de rétablir la
justice. Si la présence de Benicio dans Drive
offre une certaine modernisation au personnage féminin classique, elle est dûe
principalement à une évolution naturelle des mœurs – dans le Far West du XIXe
siècle, l’idée d’une femme élevant seule un enfant n’était pas envisageable. Le
personnage du fils, toutefois, ne vient pas perturber l’archétype de la femme
westernienne, puisqu’il ne fait en aucun cas obstacle à la relation qui
s’instaure entre Irene et Driver au long du film. Une relation atypique,
d’ailleurs, agréablement loin des clichés du genre. Les sentiments que les deux
protagonistes éprouvent l’un pour l’autre ne sont jamais totalement définis, et
leur amour – s’il s’agit bien d’amour – est parfaitement platonique. On
n’assistera à aucun signe de rapprochement manifeste, le contact le
plus intime entre Irene et Driver étant un bref moment où la jeune femme pose
sa main sur celle de Driver alors qu’il conduit sa voiture. (Il y a bien le baiser de la scène de l'ascenseur, mais celui-ci est davantage une stratégie de diversion qu'un élan d'amour). On retrouve dans ce
comportement d’une part l’indépendance, d’autre part le respect et la droiture
morale du héros de western : peu importe les sentiments que Driver éprouve
pour Irene, il ne s’interposera pas entre elle et son mari, auquel elle est toujours
attachée. Par ailleurs, Driver apparaît ici comme le héros
« Fordien » type : bien que dur et incorruptible avec les
hommes, il se montre maladroit et timide avec la gent féminine, à l’image d’un
John Wayne dans les films de John Ford.
Dans Drive, le personnage d’Irene vient donc
souligner l’appartenance du héros au genre western, en incarnant la jeune
héroïne-type, à la fois forte, fragile et indépendante, servant de catalyseur
aux agissements et à la bataille du héros pour la justice. Tout, dans le film
de Refn, semble donc lier le personnage interprété par Ryan Gosling à
l’archétype du lonesome cowboy
classique. Tout ? Pas tout à fait, pourtant. Si Drive emprunte sans aucun doute au genre du western de par la
construction de son héros, ce dernier se démarque toutefois de ses célèbres
prédécesseurs sur certains points. Driver est en effet une figure bien plus
ambigüe que la plupart des héros de western. Si, dans ses actions, ses
intentions de départ sont nobles – sauver la veuve et l’orphelin -, il finit par
être habité par une telle violence et une telle soif de vengeance qu’il se
transforme progressivement en véritable machine à tuer. À certains moments du
film, le spectateur est amené à douter des motivations de son héros, à le
considérer comme un assassin de sang-froid davantage que comme un justicier
sympathique, ce qui n’est pas le cas dans le schéma classique du western. Les
explosions de violence dans Drive
sont brèves, mais crues et insoutenables, et surgissent de nulle part, ce qui
accentue leur impact - l’utilisation de la violence est ici comparable à celle
qu’en fait Mann dans The Man from Laramie,
à la différence que dans ce dernier, le cowboy (James Stewart) était la victime
de la violence, et dans Drive, Driver
en est l’instigateur. Dans sa lutte pour se débarrasser d’un dangereux gang de
mafieux italiens qui veulent sa peau, il n’hésite pas à poignarder violemment
ses adversaires à coups de tringles à rideaux, à leur défoncer le crâne à coup
de santiag devant le regard épouvanté de sa protégée Irene, à menacer une femme
de la tabasser et tuer autant de gêneurs que nécessaire. Cette ambivalence du
héros (soulignée par le double emploi de Driver : tantôt cascadeur pour
Hollywood, tantôt chauffeur pour truands) est inhabituelle dans la narration
classique du western, où le personnage principal, même s’il peut s’avérer
bourru et enclin à une certaine violence, n’atteint pas cette dimension presque
inhumaine que possède par moments Driver. Un héros moins lisse et plus complexe
que le protagoniste westernien d’origine, donc – mais le message transmis par
Nicolas Winding Refn, au final, est sans ambigüité : peu importent les
horreurs auxquelles s’adonne son personnage, il reste, comme l’énonce la
chanson, « a real hero »…
Drive, thriller contemporain sans lien apparent au western à première vue,
possède donc néanmoins des similitudes évidentes avec le genre, notamment en ce
qui concerne la figure de son héros. Lonesome
cowboy des temps modernes, le mystérieux chauffeur interprété par Ryan
Gosling est un hommage certain aux rôles autrefois tenus par Wayne, Eastwood,
Brando, Stewart et les autres. Dans une interview accordée à François
Forrestier, le réalisateur américain John Sturges (The Magnificent Seven, Gunfight
at the OK Corral…) définissait le
héros de western par trois caractéristiques : l’isolement, la violence et
la nécessité de faire justice lui-même... Nous l’avons vu, ces termes
s’appliquent parfaitement au personnage du film de Refn. Le cinéaste Danois
accomplit un complexe et audacieux mélange des genres, plein de références et
d’allusions (Drive se revendique par
ailleurs comme un hommage aux films de série B des années 1980), faisant de son
Driver un personnage universel et intemporel qui pérennise, en 2011, le mythe
infatigable et à jamais renouvelable du héros westernien.
Bibliographie
Audiovisuel
• Drive,
de Nicolas Winding Refn (2011)
• Stagecoach,
de John Ford (1939)
• The Man
from Laramie, d’Anthony Mann (1955)
• Rio Bravo,
de Howard Hawkes (1959)
• My Name
is Nobody, de Sergio Leone (1973)
Livres
• L’épopée du Far West, de Piero Pieroni
(1962)
• La véritable conquête de l’Ouest, de
Jean-Pierre Rieupeyrout (1970)
• Il était une fois en Italie… Les westerns de
Sergio Leone, de Christopher Frayling (2005)
• Le western, de Gabriele Lucci (2006)
Internet
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