Étude d'un film documentaire
Touching the Void, de Kevin McDonald
Par Lili Canal
Touching the Void, de Kevin McDonald
Par Lili Canal
Touching
the Void
est un film documentaire réalisé par le cinéaste britannique Kevin McDonald
(oscarisé en 1999 pour son documentaire One
Day In September), sorti sur grand écran à l'échelle internationale en
2004. Une fois n'est pas coutume, le film n'a pas pour sujet l'étude d'une
culture, d'une société, d'un homme ou d'un environnement, mais un fait divers.
Et, qui plus est, un fait divers dit "à sensations" - le genre
d'histoire qui donne généralement naissance soit à des reportages télévisés
racoleurs, de qualité médiocre et sans aucun intérêt visuel, soit à des œuvres
de fiction tendance "biopic", très à la mode au cinéma ces dernières
années.
Un fait divers transposé de façon documentaire au
cinéma reste une rareté, et Touching the
Void est encore assez unique en son genre. Acclamé par la critique à sa
sortie, récompensé par plusieurs prix et rapidement devenu célèbre, le film
figure aujourd'hui en haut de divers classements des "Meilleurs films documentaires jamais réalisés".
L'intérêt du public pour une telle œuvre aurait pu se limiter à son scénario -
il faut admettre que l'histoire racontée par le film est en soi assez
extraordinaire et continue à fasciner. Mais Touching
the Void est aussi et surtout intéressant de par sa forme cinématographique
et esthétique. De tous les documentaires que j'aie pu voir, celui-ci est sans
nul doute celui où la forme est le plus étroitement liée au fond. Touching the Void n'a pas grand-chose à
voir avec un documentaire à vocation informative ou didactique. Le réalisateur
nous fait vivre une expérience puissante et viscérale, utilisant la forme pour
nous emmener littéralement dans le film, nous faire vivre des sensations
quasi-physiques. Mais pour comprendre comment le cinéaste a construit une œuvre
aussi intense, il est tout d’abord nécessaire de s'attarder quelque peu sur son
contenu, son histoire - le fameux fait divers, donc.
Le film, basé sur l'autobiographie éponyme de l'un des protagonistes, raconte une aventure humaine unique en son genre, survenue en 1985 et depuis devenue une légende dans le monde de l'alpinisme. Deux Britanniques, alpinistes chevronnés, Joe Simpson (alors âgé de 25 ans) et Simon Yates (21 ans), décident de grimper la haute montagne du Siula Grande, dans les Andes péruviennes, dont personne n'avait jamais gravi le sommet. Après une ascension sans difficultés majeures (mise à part une durée d'escalade plus longue que prévue due aux tempêtes de neige fréquentes), le drame se produit lorsque Simpson, en train de redescendre le versant de la montagne, tombe et se casse une jambe. Incapable de se tenir debout, il sait pourtant que le temps presse : les deux hommes ont épuisé leurs réserves d'eau et de nourriture et le mauvais temps menace une nouvelle fois. Yates et Simpson entreprennent alors de descendre la montagne encordés l'un à l'autre, Simpson se laissant glisser en aval de Yates puis ce dernier le rejoignant en marchant. Leur progression, bien que pénible pour Joe Simpson, se déroule de façon encourageante jusqu'à ce que Simpson, plusieurs dizaines de mètres en-dessous de son compagnon, tombe d'une corniche et se retrouve suspendu en l'air, seulement retenu par la corde le liant à Yates.
Le film, basé sur l'autobiographie éponyme de l'un des protagonistes, raconte une aventure humaine unique en son genre, survenue en 1985 et depuis devenue une légende dans le monde de l'alpinisme. Deux Britanniques, alpinistes chevronnés, Joe Simpson (alors âgé de 25 ans) et Simon Yates (21 ans), décident de grimper la haute montagne du Siula Grande, dans les Andes péruviennes, dont personne n'avait jamais gravi le sommet. Après une ascension sans difficultés majeures (mise à part une durée d'escalade plus longue que prévue due aux tempêtes de neige fréquentes), le drame se produit lorsque Simpson, en train de redescendre le versant de la montagne, tombe et se casse une jambe. Incapable de se tenir debout, il sait pourtant que le temps presse : les deux hommes ont épuisé leurs réserves d'eau et de nourriture et le mauvais temps menace une nouvelle fois. Yates et Simpson entreprennent alors de descendre la montagne encordés l'un à l'autre, Simpson se laissant glisser en aval de Yates puis ce dernier le rejoignant en marchant. Leur progression, bien que pénible pour Joe Simpson, se déroule de façon encourageante jusqu'à ce que Simpson, plusieurs dizaines de mètres en-dessous de son compagnon, tombe d'une corniche et se retrouve suspendu en l'air, seulement retenu par la corde le liant à Yates.
Ce dernier, incapable de savoir ce qui est arrivé
à Joe (la visibilité est très mauvaise et le son de leurs voix ne porte pas
assez pour communiquer), se demande seulement pourquoi la corde est si tendue
et pourquoi Simpson ne donne pas de mou. Lentement entraîné vers le bas de la
pente par le poids de Simpson, Yates comprend qu'il est probablement tombé dans
le vide, et qu'il finira par y être attiré lui aussi. Sachant qu'une chute
signifierait pour les deux hommes une mort certaine, Yates décide, en désespoir
de cause, de couper la corde le reliant à Joe Simpson, sauvant ainsi au moins
sa propre vie.
La mort dans l'âme, rongé par la culpabilité
d'avoir abandonné son ami à son sort, Yates entreprend malgré tout de terminer
la descente de la montagne, dans l'intention de rejoindre leur camp de base,
établi dans la vallée et surveillé par l'un de leurs amis. Pendant ce temps,
Joe est par miracle tombé non pas au fond de la crevasse, mais sur une corniche
quelques mètres plus bas. Comprenant que Simon a coupé la corde et sans aucune
possibilité de remonter le rejoindre, il sait que sa seule chance de survie est
d'explorer le fond de la crevasse, espérant qu'il y ait un chemin menant vers
la sortie. Commence alors un calvaire qui durera quatre jours, pendant lesquels
Joe, seul et blessé, va utiliser son énergie et son instinct de survie pour
tenter de rejoindre à son tour le campement. Le froid, la faim, la soif et le
désespoir font que son état physique et mental se dégrade rapidement, et le
périple de Joe est aussi extrême dans sa tête qu'à l'extérieur.
Finalement, alors qu'il est sur le point de mourir
d'épuisement, en proie à de violentes hallucinations, Joe est retrouvé par
Yates et son ami du camp, qui avaient décidé de chercher une dernière fois leur
compagnon avant de plier bagage, convaincus de la mort de Simpson.
Touching the Void est donc le récit de ces quelques jours de calvaire vécus à la fois par Simon Yates, hanté par le remords d'avoir en quelque sorte tué son ami, et par Joe Simpson, se frayant tant bien que mal un chemin à travers la tempête de neige. Le film, totalement dépourvu de voix off ou de cartons descriptifs, est construit sur une double narration : d'un côté, le récit fait par les deux alpinistes avec presque 20 ans de recul (le film a été tourné en 2002), filmés de façon extrêmement neutre sur un fond bleu, en gros plan, à la manière d’une interview ; de l'autre, une reconstitution partielle des événements avec des alpinistes professionnels "doublant" Yates et Simpson, tournée sur les lieux de l'aventure au Pérou. Cette deuxième narration pourrait s'apparenter à une sorte de "docu-fiction" dramatisé à outrance, mais c'est loin d'être le cas. Les reconstitutions sont dépourvues de dialogue, de pathos ou de jeu d'acteur, et ne servent qu'à montrer au spectateur la situation dans laquelle se trouvaient les deux grimpeurs. Une partie des reconstitutions a d’ailleurs été "jouée" par Joe et Simon eux-mêmes, les deux hommes étant présents pendant tout le tournage et le plus à même de répéter leurs faits et gestes d'alors. Parfois, la voix des "interviews" de Joe ou de Simon - enregistrées en 2002 - vient se superposer aux images des reconstitutions ; mais la plupart du temps, les sons et images des interviews sont séparés des moments de profond silence des scènes de montagne. Ces dernières sont parfois accompagnées de musique, une bande originale créée pour le film par le compositeur Alex Heffes. Enfin, la narration est rythmée par l'apparition, de temps à autre, d'un surtitre spécifiant "Day One", "Day Two" ou "Day Three", afin de resituer le spectateur dans la chronologie des événements.
Touching the Void est donc le récit de ces quelques jours de calvaire vécus à la fois par Simon Yates, hanté par le remords d'avoir en quelque sorte tué son ami, et par Joe Simpson, se frayant tant bien que mal un chemin à travers la tempête de neige. Le film, totalement dépourvu de voix off ou de cartons descriptifs, est construit sur une double narration : d'un côté, le récit fait par les deux alpinistes avec presque 20 ans de recul (le film a été tourné en 2002), filmés de façon extrêmement neutre sur un fond bleu, en gros plan, à la manière d’une interview ; de l'autre, une reconstitution partielle des événements avec des alpinistes professionnels "doublant" Yates et Simpson, tournée sur les lieux de l'aventure au Pérou. Cette deuxième narration pourrait s'apparenter à une sorte de "docu-fiction" dramatisé à outrance, mais c'est loin d'être le cas. Les reconstitutions sont dépourvues de dialogue, de pathos ou de jeu d'acteur, et ne servent qu'à montrer au spectateur la situation dans laquelle se trouvaient les deux grimpeurs. Une partie des reconstitutions a d’ailleurs été "jouée" par Joe et Simon eux-mêmes, les deux hommes étant présents pendant tout le tournage et le plus à même de répéter leurs faits et gestes d'alors. Parfois, la voix des "interviews" de Joe ou de Simon - enregistrées en 2002 - vient se superposer aux images des reconstitutions ; mais la plupart du temps, les sons et images des interviews sont séparés des moments de profond silence des scènes de montagne. Ces dernières sont parfois accompagnées de musique, une bande originale créée pour le film par le compositeur Alex Heffes. Enfin, la narration est rythmée par l'apparition, de temps à autre, d'un surtitre spécifiant "Day One", "Day Two" ou "Day Three", afin de resituer le spectateur dans la chronologie des événements.
Au-delà de cette narration somme toute assez
classique pour un documentaire (interviews + images d'archive ou reconstitutions),
Touching the Void frappe par
l'extrême originalité de sa mise en scène. Chaque plan, chaque cadrage, chaque
mouvement de caméra est étudié de façon à susciter une émotion, une sensation
précise chez le spectateur. La mise en scène évolue parallèlement aux
personnages, devenant une parfaite illustration de leur état d'esprit,
plongeant littéralement le spectateur dans
la tête des protagonistes. Par conséquent, le spectateur a réellement la
sensation de vivre l'aventure aux côtés de Joe et Simon.
Au début du film, la caméra est calme, tout autant
que les deux amis, qui marchent vers leur camp de base avant de débuter l'ascension.
Les plans sont très larges, situant le décor imposant de Siula Grande et
donnant une impression de liberté (notamment par une série de plans aériens
souples et fluides, filmés depuis un hélicoptère) qui se perdra complètement à
mesure que les deux hommes seront confrontés à leur mésaventure. Lorsque
l'escalade de la montagne commence, Kevin McDonald (ou plutôt son cameraman
Keith Patridge, puisque McDonald n’a pas tenu lui-même la caméra) filme en gros
plans le matériel des deux amis, s'attardant sur les cordes, baudriers et
mousquetons afin de bien faire comprendre au spectateur les détails techniques
d'une telle ascension. (Je ne sais pas, toutefois, si quelqu'un n'ayant jamais
pratiqué l'escalade parvient à comprendre le fonctionnement complexe de toutes
leurs installations, et ce malgré les explications des deux intéressés.) Les
plans sont dynamiques et variés, la caméra extrêmement mobile, placée à des
endroits inattendus, créant des perspectives quasi-surréalistes mêlant humains,
matériel et immensité de la montagne. Dès le début, celle-ci apparaît comme
mille fois supérieure aux deux alpinistes, semblant les écraser de sa masse
gigantesque. Les cadrages laissent deviner que les hommes seront bientôt en
position de faiblesse par rapport à la nature environnante.
Lorsque les choses commencent à mal tourner pour
Joe (c'est-à-dire au moment où il se casse la jambe), la caméra se fait plus
nerveuse. Terminés, les longs plans fixes nous faisant profiter de la beauté de
la montagne. À présent, l'environnement est hostile, et cet effet est renforcé
par l'utilisation du son, particulièrement le sifflement strident du vent qu'on
sent glacial. Au moment décisif où Yates prend la décision de couper la corde
qui le relie à Joe, le condamnant pour ainsi dire à mort, le cinéaste utilise
un montage alterné montrant à tour de rôle Joe suspendu dans le vide, et des
gros plans sur les mains de Simon sortant un canif de sa poche. Malgré la
situation totalement statique des deux hommes (tous deux sont immobilisés
depuis plusieurs heures), l'impression de mouvement, de nervosité, est
constante.
À partir du moment où les deux compagnons se
retrouvent séparés (Joe au fond de la crevasse et Simon au sommet de la
corniche), le film devient visuellement moins conventionnel, plus étrange, dans
la mesure où il essaye de représenter ce qui se passe dans la tête des deux
personnages, et plus particulièrement de Joe, sur lequel McDonald semble
s’attarder davantage que sur son compagnon – sans doute parce que son
expérience est la plus extrême des deux. Le décor dans lequel Joe se trouve (la
crevasse, les stalactites, les paysages surréalistes de neige et de glace) est
filmé de telle sorte à ce qu'on ne comprenne pas l'échelle du plan : s'agit-il
d'un gros plan sur un détail du paysage, ou au contraire d'un plan d'ensemble ?
(Exemple : à un moment, on voit un plan en plongée sur ce qui semble être des
empreintes de pas dans la neige ; seulement, lorsque la caméra s’approche, on
constate qu'il s'agissait en fait d'énormes crevasses filmées en plan aérien,
au centre d'une desquelles évolue Joe. Ce plan illustre justement une phrase de
Joe disant en voix off qu'il avait l'impression d'être une minuscule fourmi
prête à être écrasée… C'est exactement le sentiment que donnent ces
"empreintes de pas" monstrueuses).
Le spectateur perd totalement ses repères, de même
que Joe Simpson, perdu dans la montagne. La sensation est dérangeante et nous
met bien dans la situation de l'alpiniste désorienté. Ce procédé sera utilisé
pendant tout le reste du film, et sera de plus en plus accentué à mesure que
Joe perd son sens de l'orientation et des réalités, en proie à la fatigue et
aux hallucinations.
Plus le film avance et plus l'état de santé
physique et mentale de Joe se dégrade, plus le réalisateur a recours à des
effets visuels qu'on ne s'attend pas à voir dans un documentaire. On commence,
par moments, à voir le paysage à travers les yeux de Simpson, en point de vue
subjectif. La fatigue lui brouillant les yeux, nous voyons nous aussi une image
floue et instable. Au fur et à mesure que le temps s’écoule, nous sommes de
plus en plus fréquemment à l'intérieur de la tête du personnage, continuant
ainsi à littéralement vivre l'expérience avec lui. Par conséquent, le
documentaire prend une tournure réellement viscérale, inquiétante, intense. Le
travail sonore lui aussi évolue, les sons sont distordus, certains sont
amplifiés alors que d'autres sont effacés. En interview, Joe Simpson explique
que le froid modifiait sa perception des sons. Encore une fois, Kevin Mc Donald
tient à ce que le spectateur partage l'état d'esprit de son sujet.
Le dernier jour de calvaire vécu par Joe Simpson
est le plus intéressant de tous au niveau visuel. On plonge toujours plus loin
dans la conscience du personnage, on voit de plus en plus le monde par ses
yeux, sans presque aucun plan "objectif" nous rappelant la véritable
apparence du paysage. Le voyage dans la tête de Joe s'avère éprouvant et terrifiant.
Sa vision, et donc l'image, est de plus en plus brouillée, les sons de plus en
plus irréels et effrayants. Les hallucinations racontées par Joe sont
illustrées à l'écran par une image en noir et blanc, à l'étrange apparence
d'une mauvaise pellicule des années 1920, rayée et granulée. Pendant un certain
laps de temps, nous perdons entièrement le contact avec le réel alors que Joe,
en plein délire hallucinatoire, est obsédé par une chanson de Boney M (un
groupe de disco des années 1980) lui trottant inlassablement dans la tête. "Je me disais que j'allais mourir avec
l’air de Boney M", racontera Simpson a posteriori. "J'avais horreur de ce groupe". Pour nous plonger dans
le même état d'esprit, tout son et bande originale disparaît au profit de la
véritable chanson pop de Boney M. Dans le contexte du film, la chanson
(pourtant pas inquiétante pour deux sous !) se transforme en un déconcertant
cauchemar sonore, et comme le protagoniste, notre seule envie est qu'elle
s'arrête. Les images floues, presque psychédéliques, vues à l'écran sont encore plus difficilement
supportables sur du Boney M. Le retour à la réalité, à la véritable ambiance
sonore de la montagne (vent qui souffle, neige qui craque…) est par conséquent
un vrai soulagement.
La fin du film, une fois que Joe, plus mort que
vif, est retrouvé par Simon et son ami, baigne dans une chaude lumière dorée,
alors que le trio se réchauffe dans la petite tente montée au camp de base.
Afin d'éviter toute forme de pathos ou de happy
end tire-larmes, le réalisateur ne filme quasiment rien des retrouvailles
et des moments qui suivent ; le récit de Joe et Simon, plein d'émotion, suffit.
Le film se termine de façon assez abrupte, sur une note plus humoristique
qu'émotionnelle (l'ami de Simon et Joe se réjouit d'avoir retrouvé "Ce bon vieux Joe d'avant" après
que ce dernier se soit plaint que ses compagnons aient brûlé ses vêtements - ce
qu'ils avaient fait comme dernier hommage à leur ami disparu). Pendant que se
déroule le générique et que le spectateur se remet de ses émotions (intenses)
vécues pendant le film, on nous montre quelques photos en noir et blanc prises par
Joe et Simon quelques heures après leurs retrouvailles, montrant les hommes sur
le chemin du retour ou encore à l'hôpital.
Touching the Void est donc un film unique dans le sens où le spectateur n'est pas passif devant l'écran, mais littéralement embarqué dans le documentaire, sans cesse sollicité, partageant chacun des sentiments des protagonistes. Kevin McDonald excelle à véhiculer des émotions avec d'audacieux procédés visuels et sonores, davantage que grâce à l'histoire elle-même (sans la mise en scène de McDonald, la même histoire aurait pu devenir plate et relativement ennuyeuse, sachant que le film dure quasiment deux heures).
Touching the Void est donc un film unique dans le sens où le spectateur n'est pas passif devant l'écran, mais littéralement embarqué dans le documentaire, sans cesse sollicité, partageant chacun des sentiments des protagonistes. Kevin McDonald excelle à véhiculer des émotions avec d'audacieux procédés visuels et sonores, davantage que grâce à l'histoire elle-même (sans la mise en scène de McDonald, la même histoire aurait pu devenir plate et relativement ennuyeuse, sachant que le film dure quasiment deux heures).
En plus d'une expérience viscérale et dérangeante,
le film pose aussi un certain nombre de questions sur la place de l'homme dans
la société, ses réactions lorsqu'il se trouve justement coupé de tout contact
humain, l'instinct de survie et la rage de vivre, le remords et la culpabilité
ou la difficulté de faire des choix décisifs. Les récits croisés de Joe et
Simon témoignent bien de cette culpabilité sous-jacente, chacun des deux hommes
étant persuadé que l'autre est mort, et s'en voulant de le rien avoir fait pour
tenter de sauver son partenaire. Une fois le fait divers rendu public, de
nombreux journalistes et alpinistes ont d'ailleurs critiqué vertement la décision
prise par Simon Yates de couper la corde et d’abandonner Joe ; cependant, Joe
Simpson défend son ami, reconnaissant qu'il avait fait le bon choix, le seul
choix qui pouvait sauver au moins l'un des deux hommes.
Kevin McDonald tente visiblement de ne pas porter
de jugement personnel sur l’aventure vécue par les deux hommes, préférant
livrer la version la plus objective possible au spectateur, afin de laisser ce
dernier juger par lui-même. En effet, quoi de plus proche de la réalité que le
récit fait de vive voix par les intéressés ? McDonald tient à nous plonger
totalement dans le récit, nous fournissant tous les détails nécessaires à sa
parfaite compréhension (détails géographiques, techniques, médicaux…).
Toutefois, malgré l’apparente objectivité du documentaire, on remarque assez
clairement que la fascination du cinéaste se porte davantage sur ce qu’a vécu
Joe Simpson que sur l’histoire parallèle de Simon Yates. Lorsque le film nous
montre la réalité en point de vue subjectif, il s’agit toujours du point de vue
de Simpson, jamais de celui de Yates. C’est clairement dans l’esprit de Joe que
McDonald essaye de plonger le spectateur. Sans doute le cinéaste a-t-il
considéré que l’aventure vécue par Joe était plus extrême que celle de Simon,
ou encore qu’elle offrait plus de possibilités esthétiques et visuelles. Ni une
critique ni un éloge, le film est plutôt une reconstitution fidèle d’un fait
réel, soucieux de réalisme et foisonnant de détails.
À titre personnel, Touching the Void reste l'un des documentaires les plus marquants qu'il m'ait été donné de voir. Je dois avouer qu’en lisant le synopsis, je m'attendais plutôt à un docu-drama larmoyant tendance reportage sur M6, et j'ai finalement vécu l'une de mes expériences les plus intenses au cinéma, malgré une narration pas forcément propice à l'immersion totale (les interviews venant continuellement couper la narration reconstituée…). Jamais un documentaire ne m'avait fait autant ressentir les émotions d'un protagoniste - même les œuvres de fiction aussi puissantes sont rares.
En guise de conclusion, je pense qu'il peut être intéressant de comparer Touching the Void aux adaptations cinématographiques d'une autre histoire devenue célèbre dans le milieu de l'alpinisme : celle d'Aron Ralston, un grimpeur américain resté bloqué six jours sans boire ni manger dans un canyon de l'Utah en avril 2003, et qui avait dû amputer son propre bras pour s'en sortir. Sa mésaventure, qui avait elle aussi fait la une de tous les journaux à l’époque, a récemment regagné en popularité à l'occasion du film 127 Hours de Danny Boyle ; en outre, elle avait également fait l'objet, en 2004, d'un reportage diffusé sur la chaîne américaine NBC. Tout comme Touching the Void, le documentaire est adapté de l'autobiographie de l'intéressé (Between a Rock and a Hard Place, parue en 2004). Pour les besoins du reportage, Aron Ralston était retourné sur les lieux de l'accident avec une équipe de journalistes et avait expliqué étape par étape, devant les caméras, le déroulement des six jours d'emprisonnement et de sa libération spectaculaire.
À titre personnel, Touching the Void reste l'un des documentaires les plus marquants qu'il m'ait été donné de voir. Je dois avouer qu’en lisant le synopsis, je m'attendais plutôt à un docu-drama larmoyant tendance reportage sur M6, et j'ai finalement vécu l'une de mes expériences les plus intenses au cinéma, malgré une narration pas forcément propice à l'immersion totale (les interviews venant continuellement couper la narration reconstituée…). Jamais un documentaire ne m'avait fait autant ressentir les émotions d'un protagoniste - même les œuvres de fiction aussi puissantes sont rares.
En guise de conclusion, je pense qu'il peut être intéressant de comparer Touching the Void aux adaptations cinématographiques d'une autre histoire devenue célèbre dans le milieu de l'alpinisme : celle d'Aron Ralston, un grimpeur américain resté bloqué six jours sans boire ni manger dans un canyon de l'Utah en avril 2003, et qui avait dû amputer son propre bras pour s'en sortir. Sa mésaventure, qui avait elle aussi fait la une de tous les journaux à l’époque, a récemment regagné en popularité à l'occasion du film 127 Hours de Danny Boyle ; en outre, elle avait également fait l'objet, en 2004, d'un reportage diffusé sur la chaîne américaine NBC. Tout comme Touching the Void, le documentaire est adapté de l'autobiographie de l'intéressé (Between a Rock and a Hard Place, parue en 2004). Pour les besoins du reportage, Aron Ralston était retourné sur les lieux de l'accident avec une équipe de journalistes et avait expliqué étape par étape, devant les caméras, le déroulement des six jours d'emprisonnement et de sa libération spectaculaire.
Si l'on s'intéresse aux adaptations documentaires
de chacun de ces deux faits divers assez semblables, on remarque que Touching the Void est un film aussi
fascinant sur la forme que sur le fond, alors que le documentaire de NBC
(intitulé Desperate Days in Blue John
Canyon, réalisé par le journaliste Tom Brokaw) intéresse uniquement par son
contenu - l'incroyable récit présenté in
situ par Aron Ralston lui-même. Par son aspect cinématographique/esthétique,
le reportage ne présente aucun intérêt, et sa principale vocation est de faire
sensation, comme la majorité des petits documentaires télévisés. Le mode de
diffusion (télévision et non cinéma) et l’origine du réalisateur (journaliste
et non cinéaste) sont d’ailleurs très différents de ceux de Touching the Void.
Touching
the Void
emmène littéralement le spectateur avec lui par une multitude de procédés
visuels, alors que Desperate Days in Blue
John Canyon se contente d'exposer une version sage (passionnante, certes,
mais sage) des faits sans se soucier aucunement de l'intérêt esthétique du
film. Le long-métrage de Boyle, 127 Hours
(sorti en France en février 2011), est en revanche proche de Touching the Void en matière d'émotions
viscérales et brutes (le film aurait suscité des évanouissements lors des
premières projections en festivals !) ainsi que d’originalité et de
trouvailles visuelles et sonores ; mais il est bien sûr difficile de comparer
les deux puisque contrairement à Touching
the Void, 127 Hours (même s'il
est extrêmement fidèle à la réalité car supervisé par Aron Ralston lui-même)
est une œuvre de fiction, avec acteurs et mise en scène.
En regardant un film comme Touching the Void, on est amené à se demander si, malgré ce qu'on a
tendance à penser, le documentaire ne serait pas une solution tout aussi
satisfaisante - voir meilleure ? - que la fiction pour faire naître l'émotion
et plonger le spectateur dans l'intensité d'une expérience réellement vécue ; Touching the Void y réussit, en tous
cas, mieux que la grande majorité des biopics/fictions mises en scène que j'aie
pu voir, et restera en ce sens un documentaire unique.
Bibliographie
Films
• Touching the Void, de Kevin McDonald (2003)
• 127 Hours, de Danny Boyle (2011)
• Desperate Days in Blue John Canyon, de Tom Brokaw (2004)
Livres
• Touching the Void, de Joe Simpson (1988)
• Between a Rock and a Hard Place, de Aron Ralston (2004)
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