Dossier ► M le Maudit


M le Maudit, de Fritz Lang
Étude de la séquence d'ouverture
Par Lili Canal

M le Maudit (titre original : M, Eine Stadt sucht einen Mörder = "Une ville recherche un meurtrier'') est un long-métrage de 1931, réalisé par le cinéaste allemand Fritz Lang. Auteur de nombreux films, principalement pendant la période d'entre deux guerres, Lang est aujourd'hui considéré comme l'un des cinéastes les plus marquants de l'histoire du cinéma et plusieurs de ses films ont été hissés au rang de chefs-d'œuvre (outre M le Maudit, on retiendra notamment le célèbre film muet Metropolis (1927) ou encore Le Testament du Docteur Mabuse (1933)).

Pourtant, Fritz Lang a vécu une période qui a coûté la carrière de plus d'un dans l'industrie cinématographique : le passage du muet au parlant, en 1927. Après avoir tenté de résister aux "talkies" pendant encore quelques années (son film de 1929, La Femme sur la Lune, est considéré comme un film muet relativement tardif), Lang se décide à réaliser un film parlant dans l'espoir d'attirer les foules et de compenser ainsi l'échec commercial de ses deux précédentes œuvres...

À l'heure où le cinéma parlant en est à ses débuts balbutiants et où de nombreux cinéastes s'opposent farouchement au son, qui serait la ruine d'un art par définition purement visuel, Fritz Lang parvient, dans M le Maudit, à exploiter cette technique nouvelle et peu maîtrisée et à utiliser le son de manière révolutionnaire, sans perdre pour autant son style visuel expressionniste et sa mise en scène travaillée plan par plan. Ce travail tant visuel que sonore se manifeste dès la séquence d'ouverture, sur laquelle nous allons concentrer notre analyse. En quoi Lang, tout en respectant les impératifs d'une scène d'exposition, parvient-il à en faire une séquence novatrice et un véritable manifeste du cinéma sonore ? Dans un premier temps, nous verrons en quoi cette scène respecte les contraintes d'une scène d'ouverture ; puis nous nous pencherons sur l'utilisation particulière que Lang fait du son, avant de nous intéresser plus généralement à l'aspect novateur de cette séquence.

Il est communément admis que, dans beaucoup de grands films, la séquence d'ouverture annonce tout le reste de l'œuvre. C'est certainement valable pour M le Maudit, dont la scène d'exposition nous plonge immédiatement dans l'ambiance du film et en est représentative. Afin d'analyser cette séquence, il fut nécessaire de la délimiter : ainsi, l'étude débutera au premier plan du film (soit les enfants chantant une comptine dans une cour d'immeuble) et s'achèvera avec le lent fondu au noir qui précède l'annonce du nouveau meurtre (les marchands de journaux criant la nouvelle dans les rues). 

Le film s'ouvre sur un plan fixe, en plongée, d'un groupe d'enfants récitant une comptine tout en jouant. Lang donne immédiatement le ton avec les paroles de ladite comptine, qui sont en quelque sorte un parfait résumé du film : "Attends un peu, et le méchant monsieur en noir viendra te chercher... Avec sa petite hache, il fera de la viande hachée de toi" ! Ici, c'est à M qu'il est fait allusion, et les paroles sont amplifiées par le silence pesant qui règne autour. Les enfants sont placés en position de faiblesse par la forte plongée. On les observe, on les menace.

Puis nous découvrons le milieu dans lequel évoluent ces personnages. Un immeuble, des petits appartement sommairement meublés : la vie quotidienne de la classe populaire allemande. Un dialogue entre deux femmes (la mère de la petite Elsie Beckmann et une autre habitante de l'immeuble) expose clairement ce qui sera la trame du film : il suffit de deux ou trois répliques pour apprendre qu'un meurtrier sévit dans la ville, qu'il tue des enfants et que la population est effrayée. Frau Beckmann parle du meurtrier d'un ton désinvolte, sans cesser ses activités ménagères, loin de se douter du drame qui approche. Cependant, dès le début, un lourd silence pèse sur l'appartement, ce qui amène une certaine tension. Le silence est soudain rompu par le son du coucou, qui sonne les douze coups de midi. Lang choisit de superposer à ce son celui des cloches de deux églises, créant une accumulation, une cacophonie qui sonne, en quelque sorte, la fin de la paix, le début de l'angoisse. Dans le plan suivant, nous quittons l'intérieur de l'appartement pour apercevoir un plan en extérieur, montrant les parents attendant leurs enfants devant l'école. Lang commence ici son utilisation du montage alterné, filmant deux actions simultanées dans deux lieux distincts. Ce procédé contribue en grande partie à générer la tension qui va crescendo au long de la scène d'ouverture. (Il est intéressant de noter que Lang fait la distinction entre le statut modeste de ma mère d'Elsie (vêtements, logement...) et celui, aisé, des femmes qui attendent leurs enfants devant l'école. Frau Beckmann, elle, n'a pas le temps d'aller chercher sa fille, ce qui va entraîner son enlèvement par M...).

Bientôt, Lang introduit son personnage principal, M, le tueur d'enfants qui donne son nom au titre du film. M apparaît pour la première fois dans un plan tout à fait expressionniste : c'est en réalité son ombre que l'on voit, projetée sur une affiche proclamant, de façon ironique, "Qui est le meurtrier ?" On ne verra momentanément pas son visage ou son identité (un second plan le montrera de loin, et de dos). L'ombre traduit l'aspect insaisissable du tueur, telle une menace invisible s'abattant sur la ville.

Une fois que le meurtrier est apparu à l'écran, en même temps que sa victime (oui, car le destin de la petite Elsie est clair aux yeux du spectateur dès les premières minutes), commence le lent compte à rebours et la montée de l'angoisse chez la mère d'Elsie. Une caméra assez statique (beaucoup de plans fixes, symbolisant l'attente, l'immobilité) filme les espoirs de Frau Beckmann d'entendre sa fille, suivis des déceptions lorsqu'il s'agit simplement de voisins ou du facteur. Un plan récurrent sur l'horloge et les minutes qui passent font monter la tension, et le spectateur se retrouve dans la même crainte que la mère d'Elsie... La séquence s'achève enfin sur une série de plans fixes montrant différents décors désespérément déserts et silencieux, pendant que la voix déchirante de Frau Beckmann appelle "Elsie !" de plus en plus fort. Une assiette non utilisée, le ballon de l'enfant qui roule, abandonné... Autant de détails qui font comprendre l'horreur ce de qui vient de se passer. 

Ainsi, Lang réunit dans une séquence presque dépourvue de dialogues tous les éléments d'une scène d'exposition : présentation des personnages, montée du suspense, élément perturbateur qui sert de ressort à l'intrigue. Dépourvue de dialogue, oui, mais certes pas de travail sonore... Voyons maintenant comment Lang se sert du son pour appuyer son propos et ses intentions narratives.

À l'heure où les réalisateurs tentent tant bien que mal de s'adapter à l'apparition du parlant et du sonore, Fritz Lang fait une utilisation bien particulière du son dans M le Maudit. En effet, plutôt que de tenter de créer une atmosphère sonore réaliste et crédible, il sélectionne un certain nombre de sons et en efface totalement d'autres. Il crée une véritable hiérarchisation du son, qui, si elle est improbable dans la réalité, fonctionne à la perfection au cinéma. Chez Lang, le son n'est pas illustratif, il participe pleinement à la narration. Dès le premier plan, c'est par le son que l'intrigue nous est présentée (la comptine des enfants, puis, un peu plus tard, le dialogue entre Frau Beckmann et sa voisine). C'est un son, ensuite, qui rompte le quotidien et marque le début de l'attente (la sonnerie du coucou à midi). Il est intéressant de constater que Lang crée un fondu sonore qui précède le fondu visuel (l'on entend les cloches de l'église bien avant que le plan de la rue apparaisse). Le cinéaste nous montre que c'est non pas l'image, mais bien le son qui guide la séquence.

C'est par le son, encore une fois, que Lang introduit le personnage de M : on commence par entendre sa voix (sans voir son visage) puis on entend pour la première fois son fameux sifflement, véritable leitmotiv qui servira au spectateur de l'identifier pendant tout le film (et qui, dans le scénario, permettra aussi de démasquer M, puisque l'aveugle finira par l'identifier grâce au son...). Le son aussi qui marque la montée de l'angoisse chez la mère d'Elsie (à chaque fois que celle-ci pense que sa fille est de retour, c'est à cause du son : pas dans l'escalier, sonnerie du facteur...). C'est le son, enfin, qui achève la séquence d'ouverture, avec la voix désespérée de Frau Beckmann répétant le nom de sa fille, en vain. Lang utilise le procédé de la voix off, montrant à l'écran une série d'images essentielles à la compréhension du film tout en faisant monter la tension en parallèle grâce au son. Le son n'illustre pas l'image, il y apporte quelque chose.

Tout aussi importante que le son, est l'absence de son dans cette scène d'ouverture. En effet, ce qui caractérise la séquence est le silence pesant qui règne dans la quasi-totalité des plans. Les sons directs ont volontairement été effacés, ce qui crée une ambiance lourde et menaçante (aucun brouhaha ou bruit de circulation dans les rues ; aucun cri, aboiement ou pas dans l'escalier de l'immeuble...). Lang ne garde que les sons absolument nécessaires à la narration, créant une bande sonore totalement épurée (un choix délibéré qui est en partie issu d'une contrainte technique : en effet, le cinéaste a tourné un tiers de son film en muet, à cause des prix exorbitants du matériel sonore. Ainsi, le film est entrecoupé de séquences entièrement muettes et silencieuses). Il pousse le spectateur à faire attention à chaque son, à ne pas en négliger l'importance. De la même façon, la scène (et d'ailleurs le film tout entier) est totalement dépourvue de musique (un changement radical par rapport aux films muets de Lang, où la musique était omniprésente) ; la seule mélodie est le sifflement de M, mais comme il s'agit d'un son in, on ne peut pas le considérer comme de la musique de film.

Tout au début de l'ère du cinéma parlant, Fritz Lang exploite donc l'utilisation du son de toutes les manières possibles, et prouve que, loin d'être un frein à l'art visuel qu'est le cinéma, le son ne peut que compléter et parfaire cet art.

Nous avons vu que l'utilisation que Lang fait du son est nouvelle et unique à l'époque du film ; cependant, M le Maudit comporte d'autres innovations, qui se manifestent dès la séquence d'ouverture. Lang instaure dès les premières minutes du film le procédé novateur du montage alterné, qui consiste à juxtaposer des plans qui diffèrent par le lieu, tout en suggérant une continuité temporelle. Ce procédé servira à Lang tout au long du film, à des fins diverses. Plus tard, il permettra de brouiller les pistes, entremêlant volontairement les deux enquêtes parallèles menées par la pègre et la police ; ici, il n'a pas pour fonction d'embrouiller le spectateur mais de faire monter le suspense. On navigue entre l'intérieur et l'extérieur, entre l'appartement et la rue, entre la solitude et la foule, l'immobilité et le mouvement. Deux mondes, deux ambiances qui s'opposent et qui renforcent le sentiment d'attente et de tension qui naît au cours de la scène d'exposition.

Lang initie également avec M le Maudit une façon de filmer différente de celle qu'il utilisait du temps de ses films muets, qui est due, au départ, à des contraintes matérielles ; en effet, filmer en sonore occasionnait de nombreuses restrictions, la caméra devant être placée dans une boîte insonorisée très peu maniable et enchaînée à hauteur d'homme, ce qui réduisait considérablement les possibilités de mouvement. Cependant, loin de subir ces contraintes, Lang choisit de filmer et de monter son film en conséquence, utilisant de très nombreux plans fixes, un enchaînement assez rapide, un montage tout en sobriété. Nous sommes loin des plans spectaculaires et des mouvements de caméra imposants de Metropolis, mais cette nouvelle façon d'aborder les cadrages et le montage permet de se concentrer davantage sur les personnages. Ceci va de pair avec le passage au parlant, puisque les acteurs ont abandonné leurs expressions et mimiques exagérées au profit d'un jeu lui aussi beaucoup plus sobre.

Enfin, la scène d'ouverture apporte un élément novateur à l'époque, et qui est devenu un classique au cinéma : un thème musical associé à un personnage. Le sifflement de M, véritable leitmotiv, est le premier exemple cinématographique de ce procédé emprunté à l'opéra (où chaque personnage est identifié grâce à une mélodie). Lang utilise également la voix off, à une époque où les procédés du cinéma parlant n'étaient pas encore réellement définis. 

Ainsi, la séquence d'ouverture de M le Maudit est à la fois fidèle aux codes de la scène d'exposition, tout en les détournant pour faire du début de son film une séquence mémorable et originale, que ce soit dans la façon d'introduire les personnages ou de faire monter le suspense. De plus, la scène fait office de véritable manifeste du cinéma parlant, de par l'utilisation révolutionnaire que Fritz Lang fait du son, démontrant les nombreuses possibilités offertes par le passage au sonore et transcendant les tentatives maladroites des cinéastes qui luttaient avec l'apparition de cette technique nouvelle. Que ce soit au niveau visuel, narratif ou sonore, la scène d'ouverture de M le Maudit est est restera unique en son genre, révélant l'étendue du talent de Lang et représentant parfaitement le caractère avant-gardiste du film par plus d'un aspect...

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire