Damn Fine Coffee
Une étude
sur le café au cinéma, 1990-2000
Par Lili Canal
Le café. Avec ses quatre cent milliards de tasses bues chaque année à
l’échelle mondiale, il s’agit de l’une des boissons les plus consommées sur la
planète. Il s’agit aussi, sans doute, de la
boisson la plus répandue au cinéma, celle qui a eu droit au plus grand nombre
d’apparitions sur les écrans. Breuvage intemporel et international, le café
figure largement dans le cinéma du monde entier, et ce depuis les origines du
Septième Art. Davantage figurant qu’acteur, cependant, il est bien souvent
relégué au rang d’accessoire ou de décor, faisant acte de présence en
arrière-plan, sur un comptoir ou dans la main d’un personnage, aussi
insignifiant et dénué d’importance pour l’intrigue du film que pour les
spectateurs – qui, bien souvent, ne le remarquent même pas.
Dans certains films, toutefois, le café devient soudain bien plus qu’un
banal objet du quotidien. Tour à tour objet de plaisir, d’angoisse ou de
répulsion, il cesse de faire partie intégrante du décor pour se retrouver sur
le devant de la scène, où il acquiert une dimension tantôt comique, tantôt
tragique, voire totalement irréelle… mais toujours essentielle. Comment un
élément aussi ordinaire que le café se transforme-t-il parfois en un drôle de
personnage principal à l’écran ?
Si l’on devait associer un cinéaste au café, ce serait sans aucun doute
l’Américain David Lynch. Non content de faire figurer la boisson, de façon plus
ou moins importante, dans chacune de ses œuvres (Mulholland Drive (2001) et la série télévisée Twin Peaks (1990-1991) en tête), le réalisateur a même lancé sa
propre marque de café, sobrement intitulée David
Lynch Coffee. Un fan du breuvage noir, donc, à l’instar de certains de ses
personnages. En tête de la liste, on retrouve très certainement le héros de Twin Peaks, Special Agent Dale Cooper, que rien ne réjouit davantage qu’une
bonne tasse de « damn fine
coffee », comme il
l’appelle, au petit-déjeuner. Dans la société de la petite ville de Twin Peaks,
le café est non seulement omniprésent (tous les personnages en boivent des
quantités impressionnantes), mais devient une véritable icône. L’amour sans
bornes que lui porte Agent Cooper en fait presque un personnage à part entière,
indissociable du héros - au même titre que les donuts et la cherry pie qui l’accompagnent. Lynch
prend le temps de filmer, et plutôt deux fois qu’une, la dégustation de café
d’un Cooper follement enthousiaste, et accorde à la boisson un certain nombre
de saynètes où elle tient le rôle central, petites irruptions souvent
humoristiques d’un quotidien agréable entre deux affaires de meurtre, de viol
et d’inceste.
Épisode
1. Séance de dégustation au Great Northern Hotel à Twin Peaks : le café
bénéficie d'un gros plan à l'écran avant le héros Dale Cooper.
Cependant, dans l’univers fantasmagorique de Lynch, même le café n’est
pas toujours ce qu’il semble être. Après avoir été, pour Cooper et son équipe,
un objet de détente et de bien-être tout au long des 29 épisodes de la série,
il devient soudain une substance aussi étrange qu’inquiétante dans l’épisode
final, lorsque Cooper se trouve dans la surréaliste « Black Lodge ». Un vieux serveur de son hôtel lui apporte son
habituelle tasse de café noir, mais cette fois, le breuvage n’a plus rien de
réjouissant : pendant qu’un mystérieux nain vêtu de rouge se frotte les
mains, le café passe de l’état liquide à l’état solide, devenant une masse
translucide qui reste dans la tasse lorsque Cooper la retourne, puis une
substance noirâtre qui ressemble à du goudron. L’étrangeté du lieu et, plus
généralement, de l’univers de la série, semble avoir déteint même sur les
éléments aussi ancrés dans la normalité que le café. Café qui semble encore une
fois bénéficier du statut de réel personnage, puisqu’il a droit à ses gros
plans, à ses bizarreries et à sa « dualité », au même titre que les
autres protagonistes présents dans la Black
Lodge.
Épisode
29. Dans la Black Lodge, le jusque-là rassurant et délicieusement banal
café de Cooper se transforme en objet de mystère et d'incompréhension
en devenant tour à tour solide, liquide et huileux.
Enfin, last but not least, c’est même sur une tasse de café que se conclut
Twin Peaks, visible pendant le
générique de fin de l’épisode 29 et à la surface de laquelle se reflète le
visage souriant de Laura Palmer, personnage déjà présent dans tous les autres
génériques de la série. Lynch n’hésite pas à mêler l’iconique Laura Palmer,
symbole de Twin Peaks par excellence,
et le café, comme pour l’ériger lui aussi au rang de symbole (ce qu’il est, à
force, devenu).
Rares sont les cinéastes qui ont donné au café une dimension aussi
importante et, surtout, aussi surréaliste que David Lynch. Si, la plupart du
temps, le café a plutôt tendance à rester à l’état liquide, et s’il n’est pas
toujours consommé avec autant d’ardeur que par Special
Agent Cooper, il a cependant une place prépondérante au sein d’un certain
nombre d’autres œuvres cinématographiques. Parmi celles-ci, on compte Requiem for a Dream, de Darren Aronofsky
(2000). Le film raconte la descente aux enfers de quatre personnages, chacun
accro à sa propre drogue – héroïne pour les uns, pilules amaigrissantes
bourrées d’amphétamines pour les autres… Et, dans une certaine mesure, le café,
consommé en quantités industrielles par Sara Goldfarb, mère sexagénaire qui
suit un régime drastique en vue de pouvoir remettre sa robe préférée.
L’originalité de la représentation du breuvage tient ici à une mise en
scène audacieuse, tout en montage saccadé, inserts et split-screens. Le café n’est pas un moyen de détente ou un objet de
plaisir, mais un automatisme et une addiction. Lorsque Sara consomme du café,
on ne la voit jamais boire à proprement parler (tout comme on ne voit pas les
autres personnages se piquer, par exemple), mais on le devine grâce à un
ingénieux montage très rapide, succession d’inserts (toujours les mêmes tout au
long du film) apparaissant à l’écran une fraction de seconde. Contrairement à Twin Peaks, ou le café devenait un
personnage quasi-humanisé, sa consommation est ici totalement robotisée,
automatisée, devenant une habitude lancinante d’un personnage agissant de
manière répétitive et déshumanisée.
Requiem for a
Dream : le processus de préparation,
puis de consommation du café est représenté par une série d’inserts sur des
détails qui n’ont de sens que mis bout à bout : le robinet d’eau, les
grains tombant dans le filtre, un détail de la machine à café, une goutte
versée dans une tasse…
Synonyme de routine dans Requiem
for a Dream, le café l’est aussi dans Pulp
Fiction, de Quentin Tarantino (1994). Mais là où le premier film
l’enveloppe dans des circonstances douloureuses et tragiques, le second
l’utilise de façon légère et humoristique. Dans un film faisant la part belle à
la nourriture en règle générale (le fameux cheeseburger
adulé par le personnage de Jules Winnfield…), on consomme du café, et, puisque
Tarantino est le maître incontesté du dialogue, on parle de café. Tantôt dans des situations parfaitement appropriées
(telle la scène d’introduction, lorsque Honey-Bunny et Pumpkin en boivent dans un
diner avant leur braquage), tantôt à
des occasions plutôt incongrues. Ainsi, l’un des personnages demande une tasse
de café, « with lots of cream and
sugar », à Jimmie (joué par Tarantino lui-même), alors qu’il est en
pleine inspection d’une voiture éclaboussée par le sang et les tripes de l’homme
qui y a été tué – et ne manque pas de commenter la qualité du café qu’on lui
apporte. Vincent et Jules, les deux voyous losers
du film, en consomment eux aussi de façon régulière, et même si le breuvage ne fait
pas nécessairement l’objet principal de la scène, l’un des protagonistes fera
toujours au moins un petit commentaire à son sujet. Dans Pulp Fiction, le café n’est pas filmé en gros plan, on ne s’y
attarde pas autant que Lynch dans Twin Peaks ou Aronofsky dans Requiem for a Dream, mais il fait
néanmoins partie intégrante de la société dans laquelle évoluent les
personnages, et figure toujours quelque part dans la scène – posé sur une
table, en train d’être bu par l’un d’eux, ou bien présent par le dialogue, qui,
chez Tarantino, a au moins autant d’importance que les images.
Pulp Fiction : Entre deux meurtres, la chemise encore trempée du sang de leur dernière victime, les personnages se détendent autour d'une tasse de café préparée par le spécialiste en la matière, Jimmie (Quentin Tarantino, au centre), et en profitent pour discuter de sa qualité, de sa provenance et de sa variété exacte.
En comparant ces trois films, tous ancrés dans l’Amérique contemporaine
d’entre 1990 et 2000, force est de constater que la représentation du café,
item pourtant incroyablement trivial en apparence, varie énormément d’un
univers à un autre. Objet d’un véritable culte puis substance surréaliste pour
David Lynch et son Special Agent Dale
Cooper, boisson de la déshumanisation et de l’addiction chez Aronofsky ou
produit omniprésent à tendance humoristique chez Tarantino, le café dépasse ici
son statut d’« objet du décor », présent à l’écran sans l’être, pour
occuper une place plus ou moins centrale au sein de l’intrigue et de la mise en
scène des œuvres concernées. Un bien damn
fine coffee, en somme, autour duquel les cinéastes rivalisent de créativité
et d’idées folles… Le café, un héros cinématographique comme les autres ?
Bibliographie
Corpus des œuvres choisies
• Twin Peaks, de David Lynch et Mark Frost, 1990-1991 (30
épisodes, 2x90 min + 28x45 min)
• Pulp Fiction, de Quentin Tarantino, 1994 (148 min)
• Requiem for a Dream, de Darren Aronofsky, 2000 (111 min)
Autres films
• Mulholland Drive, de David
Lynch, 2001 (147 min)
Ouvrages écrits
• Full of Secrets – Critical
Approaches to Twin Peaks, de David Lavery (1994)
• David Lynch, de Michel Chion (1995)
• David Lynch – Entretiens, de Chris Rodley (2004)
• Pulp Fiction (BFI Modern Classics), de Dana Polan (2000)
• Quentin Tarantino – The Man, the
Myths and his Movies, de Wensley Clarkson (2007)
Internet
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