Le plan subjectif chez David Lynch
Par Lili Canal
Sommaire :
Introduction
1. Le plan subjectif
comme élément d’information
2. Partager les
émotions et le ressenti d’un personnage
3. Pensées, rêves,
hallucination… Montrer une réalité intérieure
Conclusion
Bibliographie
Dans leur ouvrage intitulé David
Lynch, paru en 2000 aux éditions Harpenden, les critiques Michelle Le Blanc
et Colin Odell notaient que l’une des thématiques chères au réalisateur
américain était l’usage des rêves, et d’une imagerie onirique, au sein de ses
films. Le Blanc et Odell reliaient ce thème récurrent à « la philosophie surréaliste consistant à s’appuyer sur le subconscient
pour produire une matière visuelle ». En effet, s’il y a un cinéaste
accordant une place prépondérante au rêve et à la réalité subjective, c’est
bien David Lynch. Toute son œuvre, de ses premiers longs-métrages à ses séries
télévisées en passant par ses courts-métrage et son travail de plasticien, est
construite sur un principe d’effacement des frontières entre réel et imaginaire,
laissant ses personnages comme les spectateurs dans le doute permanent de ce
qui est réel et ce qui ne l’est pas. Décors et personnages surréalistes,
multiplication de l’identité, êtres fantasmagoriques semblant tout droits
sortis d’un univers parallèle… David Lynch s’intéresse avant tout à la
perception, au ressenti intérieur de ses personnages, à la folie, à la
schizophrénie, aux hallucinations, à toutes les pathologies affectant la
conception du réel.
Afin de donner corps à ces concepts abstraits et cérébraux, de
transformer l’invisible et l’insaisissable en matériau visuel et sonore, Lynch
utilise un certain nombre de procédés cinématographiques visant à pénétrer à
l’intérieur de la tête de ses personnages, dans le but de permettre au
spectateur de ne plus être un témoin passif de ce qui se passe à l’écran, mais
de voir le monde à travers les yeux des protagonistes, avec toutes les
déformations, aberrations et perturbations que ces derniers voient et
ressentent. L’une des figures cinématographiques propres à ce genre de
perception interne est le plan subjectif, consistant à voir une scène à travers
les yeux d’un personnage, la caméra étant située à la place de celui-ci. Grâce
à cette méthode, le spectateur se glisse plus aisément dans la peau du
personnage dont il partage le point de vue, étant plongé indirectement au sein
de la scène au lieu de l’observer de l’extérieur.
Le plan subjectif, cependant, a plusieurs fonctions, que Lynch
utilise à des fins diverses. Plan d’ensemble ou gros plan, caméra fixe ou
mobile, plan long ou court… Les déclinaisons du plan subjectif son nombreuses.
Comment, dans le cinéma de David Lynch, le procédé devient-t-il la
manifestation de cette réalité multiple aux frontières floues qui fascine tant le cinéaste ? Nous
tenterons d’analyser l’usage du plan subjectif dans un échantillon de trois
œuvres conçues et réalisées par Lynch : Blue Velvet (1986), la série télévisée Twin Peaks (1990-1991) et Mulholland
Drive (2001).
1. Le plan
subjectif comme élément d’information
On distingue dans l’œuvre cinématographique de David Lynch
plusieurs types d’utilisation du plan subjectif. La première fonction de ce
procédé, et sans doute la plus basique, est purement narrative et a pour but de
fournir au spectateur un complément d’information utile à la compréhension de
l’histoire. Il s’agit de filmer des éléments essentiels d’une scène tels qu’ils
sont vus par les yeux d’un personnage précis, et qui ne sont bien visibles que
sous l’angle du plan subjectif. Dans ce premier cas de figure, le plan
subjectif ne témoigne pas d’une perception partiale ou déformée de la réalité,
mais insiste simplement sur ce que voit un personnage et qui est important pour
la progression de la narration.
David Lynch utilise souvent ce genre de plan subjectif afin de
placer le spectateur dans une confidence, lui faisant partager ce qu’un seul
personnage de la scène a le pouvoir d’apercevoir, et lui fournissant ainsi un
nombre d’informations supérieur à celles que détiennent les autres
protagonistes. On remarque notamment l’usage fréquent que Lynch fait des notes
écrites, qui jouent à de nombreuses reprises un rôle primordial dans l’intrigue
de ses films. Ces notes sont la plupart du temps filmées en gros plan, puisqu’elles
sont souvent tenues entre les mains du personnage et que le but, pour lui et le
spectateur, est d’en lire clairement le contenu. Elles sont généralement
adressées à un personnage en particulier, et ont par conséquent un aspect
intime et secret que, par les yeux du personnage, nous avons le privilège de
partager pour en savoir autant que lui.
L’importance des notes écrites dans la
série Twin Peaks : si le
spectateur n’y avait pas accès au travers de ces plans subjectifs, sa
compréhension de la narration en serait affectée.
Afin de parfaire le
ressenti subjectif du spectateur pour ce genre de gros plans, Lynch utilise une
focale imitant l’œil humain, laissant volontairement les éléments et objets les
plus proches de la caméra dans le flou, exactement tels que les voit le
personnage concerné à l’écran.
La profondeur de
champ est adaptée à la perception de l’œil du personnage : ici, au premier
plan, les mains, le stylo ou le dictaphone apparaissent flous.
Dans Mulholland Drive, les éléments écrits
prennent une importance encore plus grande, et ce qui peut sembler un détail
insignifiant à première vue devient pour l’un des personnages, et par la même
occasion pour le spectateur partageant son point de vue, une clé au décryptage
de l’intrigue. Il va ainsi, par exemple, d’un simple badge épinglé sur la
chemise d’uniforme d’une serveuse dans un diner,
où la même femme porte tantôt un badge marqué « Diane », tantôt « Betty ».
Or, l’héroïne du film, interprétée par Naomi Watts, s’appelle justement Diane
Selwyn, et se nomme Betty dans ses propres rêves - c’est là la particularité de
la construction narrative de Mulholland
Drive : la première partie du film est la représentation d’un rêve, et
la deuxième partie est ancrée dans la réalité. Cette dualité, cependant, n’est
révélée que tardivement dans le film (et encore, de façon totalement
non-explicite). Et c’est justement grâce à de petits détails aperçus par le
personnage de Diane Selwyn que le spectateur comprend progressivement cette
ambigüité, et la raison des soudains changements de prénom, d’apparence et de
comportement des protagonistes en plein milieu du film…
Les deux badges épinglés sur l’uniforme
d’une même serveuse, d’abord dans le rêve, puis dans la réalité : un
indice essentiel pour comprendre le film.
Dans la partie « Rêve » de Mulholland Drive, « Betty » aperçoit le badge « Diane » sur une serveuse ;
puis, dans la partie « Réalité »,
Diane Selwyn voit le badge « Betty »
sur la même personne. C’est à ce moment que le spectateur comprend d’où lui est
venu le prénom « Betty »… Dans le film, chaque élément présent dans
le réel a son équivalent, transformé et manipulé, dans le rêve. Sans tous cette
série d’inserts en plan subjectif sur des mots, des dessins ou des objets, le
spectateur aurait sans nul doute beaucoup de mal à comprendre ces équivalences
et, par conséquent, l’enjeu du film.
La première finalité
du plan subjectif dans le cinéma de David Lynch est donc de montrer au
spectateur des éléments nécessaires au déroulement de l’intrigue, qu’il ne
serait pas capable de voir en caméra objective ou « externe », et
ainsi de le placer au même niveau de connaissances que le personnage dont il
partage le point de vue. Cet usage du plan subjectif, cependant, reste ancré
dans une réalité concrète et informative qui n’a rien à voir avec la
perception, les émotions ou la psychologie du personnage concerné ; nous
allons voir que souvent, le point de vue subjectif chez Lynch sert justement à
véhiculer le ressenti d’un personnage davantage que de nous montrer une
information importante.
2. Partager les
émotions et le ressenti d’un personnage
Par définition, le
plan subjectif au cinéma permet au spectateur de voir ce que voit un
personnage, de vivre une scène à travers ses yeux. Si ce procédé peut servir,
comme il a été démontré précédemment, de simple complément d’information à
l’adresse du spectateur, il est aussi, souvent, utilisé pour véhiculer les
sentiments et émotions internes d’un personnage, afin de rapprocher celui-ci du
spectateur. David Lynch, cinéaste du ressenti subjectif par excellence, fait
fréquemment usage de ce genre de plan, dont le cadrage, la durée de les
éventuels mouvements de caméra plongent le spectateur dans la même situation que
le personnage, partageant sa peur, ses doutes, son incertitude et chacun de ses
sentiments.
Dans ses films, David
Lynch utilise régulièrement le plan subjectif afin de faire découvrir un lieu
au spectateur. Plutôt que d’insérer un banal establishing shot en caméra objective au début d’une séquence pour
situer l’espace dans lequel va se dérouler la scène, Lynch montre les lieux au
travers du regard d’un personnage. Ainsi, nous voyons ces lieux non pas avec un
œil neutre et extérieur, mais tel que les voit et le ressent ledit personnage.
Selon la façon dont il est filmé, un décor en apparence parfaitement banal peut
par conséquent devenir source d’inquiétude, de curiosité, d’angoisse… et permet
au spectateur d’être totalement impliqué dans la scène, dont il devient acteur.
Dans Mulholland Drive, presque tous les lieux
où se déroule l’action sont introduits par un plan subjectif. Au début du film,
par exemple, l’une des héroïnes, Rita (Laura Elena Harring), découvre Los
Angeles en contrebas après un accident de voiture sur une route surplombant la
ville. Rita a perdu la mémoire et est encore sous le choc de son accident. Le
plan où l’on aperçoit Los Angeles par ses yeux traduit cet état : la
caméra flotte, tremble, est aussi instable et flageolante que le personnage.
Plus tard dans le film, la voiture accidentée est trouvée par la police, et
l’inspecteur McKnight se rend sur les lieux du drame. Il se place exactement là
où se tenait Rita un peu plus tôt, et observe lui aussi la ville. Le cadrage
est sensiblement le même, il fait nuit dans les deux plans, et ils paraissent
quasi-identiques ; cependant, lorsque l’on voit Lors Angeles à travers le
regard de l’inspecteur, la caméra est fixe, assurée, traduisant là aussi
l’attitude du personnage, radicalement opposé à celle de Rita.
Los Angeles vue par Rita (à gauche) et
l’inspecteur McKnight (à droite). La même ville, à la même distance, mais deux
ressentis bien différents…
À un autre moment de Mulholland Drive, Dan, un homme perturbé
et effrayé, raconte à son psychanalyste un rêve qu’il a eu et qui l’a terrifié.
Dans son rêve, Dan se rendait à l’arrière-cour du diner où il a l’habitude d’aller déjeuner, et y découvrait un être
monstrueux caché derrière le mur. Malgré les réticences de son patient, le
psychanalyste invite alors Dan à se rendre sur les lieux de son rêve, pour lui prouver
qu’il n’a rien à craindre. Le trajet de Dan le long du bâtiment et de
l’arrière-cour est filmé en temps réel, et le décor est exclusivement montré en
plans subjectifs. Lynch réutilise le procédé de la « caméra
flottante » (que l’on retrouve très souvent dans son œuvre), et la
découverte du lieu par Dan – et par la même occasion par le spectateur – se
révèle effectivement terrifiante, alors que l’endroit est a priori ce qu’il y a de plus banal (un mur, des escaliers…). La
caméra est toujours en mouvement, traduisant par de légers panoramiques
latéraux les regards angoissés que lance Dan autour de lui, accompagnant le
mouvement de ses pas, de ses arrêts, de ses tremblements. Nous sentons ainsi
une réelle montée de stress et d’angoisse, partageant totalement le ressenti et
la peur intense du protagoniste.
Dans une
arrière-cour de diner ensoleillée, en
apparence ordinaire, on suit la
progression vers l’horreur de Dan.
Nous sommes tellement
plongés dans la tête et les émotions de Dan que lorsque, au bout de longues
minutes de lente progression, on voit apparaître un visage qui surgit soudain
de derrière le mur, on croit effectivement voir un monstre, tel que Dan l’a
décrit à son médecin. On ne voit le mystérieux homme que très brièvement, et ce
moment constitue une véritable vision d’horreur. Ce n’est qu’en y regardant de
plus près à l’aide d’arrêts sur image, ou en voyant la fin du film, que l’on
comprend que le « monstre » n’est en réalité qu’un simple clochard,
au visage sale et couvert de boue, ayant élu domicile dans l’arrière-cour. On
revoit ce même clochard dans les dernières minutes de Mulholland Drive, filmé cette fois-ci en caméra objective, et on a
du mal à croire qu’il s’agit du même personnage - ce personnage qui nous a tant
terrifiés un peu plus tôt. Et pourtant si, son visage n’a pas changé. C’est
simplement l’utilisation du plan subjectif qui nous a amenés à le voir de la sorte, à travers les yeux de Dan – une
créature surnaturelle et épouvantable.
Le clochard vu par
Dan, puis en caméra objective. Rien de bien angoissant à première vue, et
pourtant, le premier des deux plans constitue l’un des moments plus effrayants
du film…
Un autre moyen qu’emploie David Lynch pour faire partager au
spectateur les sentiments d’un personnage à l’aide d’un plan subjectif est la variation
de la mise au point. En effet, dans certaines circonstances, l’œil humain doit
parfois attendre quelques secondes avant de voir apparaître nettement un objet
ou un élément de décor. Lynch reproduit cette évolution de la focalisation de
regard en faisant une mise au point progressive, faisant émerger un élément du
flou, créant par la même occasion un certain suspense et une brève attente
avant que le personnage, et donc le spectateur, ne distingue clairement
l’élément filmé.
Dans Twin Peaks, ce
procédé est utilisé de nombreuses fois. Dans l’épisode 9 de la série, le héros,
Dale Cooper (Kyle MacLachlan) montre plusieurs portraits-robots à Ronette
Pulaski (Phoebe Augustine), une jeune fille hospitalisée et récemment sortie du
coma, afin qu’elle puisse identifier son agresseur. À chaque fois, nous voyons
les images à travers les yeux de Ronette, qui, dans son état, a du mal à faire
la mise au point immédiate sur ce qu’elle a devant elle ; ainsi, les
images sont d’abord totalement floues, avant de devenir progressivement nettes.
Là encore, le plan subjectif nous permet de nous plonger dans l’état d’esprit
et la faiblesse de Ronette ; mais les plans ont, en plus, la fonction de
créer un mini-moment de suspens, où le spectateur tente de deviner qui se cache
derrière les portraits flous qu’il voit à l’écran.
BOB, le mystérieux
tueur de Twin Peaks, apparaît peu à
peu à Ronette Pulaski.
Lynch répète ce procédé à de nombreuses reprises dans ses films. Dans
l’épisode 12 de Twin Peaks, on
partage ainsi le point de vue de Cooper lors d’une scène où, tout en faisant le
poirier dans sa chambre d’hôtel, il découvre, ta tête en bas, une enveloppe
dissimulée sous son lit. Dans Mulholland
Drive, le même phénomène se produit plusieurs fois lors de plans subjectifs
vus par Diane, où les yeux embués de larmes ou la drogue consommée par la jeune
femme l’empêchent de voir clair. Cette méthode, comme celle de la caméra
« flottante » ou tremblante, a pour but de faire voir et ressentir au
spectateur exactement ce que voit et ressent le personnage concerné.
Dans la série Twin Peaks,
le film Mulholland Drive et dans le
reste de son œuvre cinématographique, Lynch utilise donc très souvent le plan
subjectif comme vecteur des sentiments personnels des personnages, faisant
découvrir au spectateur des lieux, des personnes ou des objets à travers les
yeux de l’un d’eux, et, de par cette technique, manipulant habilement les
émotions du spectateur lui-même. L’une de ces émotions, directement liée à l’utilisation
du plan subjectif, est le malaise provenant du fait de se retrouver, malgré
soi, en position de voyeur. À travers les yeux d’un personnage, nous assistons
parfois à l’intime, à l’interdit, nous voyons ce que nous ne devrions,
voudrions pas voir, sans pour autant être capable de détourner le regard.
Le thème du voyeurisme est notamment au cœur de Blue Velvet, où un jeune homme un peu
trop curieux, Jeffrey Beaumont (Kyle MacLachlan), se met à espionner une
mystérieuse chanteuse de cabaret, Dorothy Vallens (Isabella Rosselini),
s’immisçant à son insu dans son appartement et suivant ses faits et gestes,
caché dans une penderie où il s’est réfugié pour ne pas se faire surprendre.
Ainsi dissimulé, Jeffrey va assister à des scènes intimes, voire totalement dérangeantes
– il va notamment voir Dorothy en train de se faire violer et tabasser par le
dangereux psychopathe Frank Booth (Dennis Hopper).
La caméra, même si
elle n’est pas entièrement fixe (imitant encore une fois le mouvement du regard
humain), tente cependant de bouger le moins possible, tout comme Jeffrey tente de
fixer son regard afin d’en apercevoir le plus possible à travers deux lattes de
la penderie. Le degré d’intimité de ce qu’il surprend dépend de la distance des
personnages par rapport à lui (et à la caméra) : lorsque Dorothy se
déshabille intégralement, on la voit en tout petit en haut à gauche de l’écran,
par la porte ouverte de la salle de bains. Le viol de Dorothy par Frank, lui, a
lieu relativement près de nous, mais vu sous un seul angle, ce qui fait que
certaines des actions effectuées par Frank demeurent indistinctes, ambigües, et
par conséquent encore plus perturbantes. Le plan subjectif de Jeffrey, qui
assiste malgré lui à cette scène violente, crée un malaise chez le spectateur,
à la fois repoussé et fasciné par ce qui se passe à l’écran, forcé d’observer
l’horreur et de briser l’intimité de Dorothy de la même façon que l’a fait
Jeffrey.
Caché dans une penderie, Jeffrey assiste à un viol...
À la
fin de Blue Velvet, Jeffrey se cache
encore une fois dans la penderie du même appartement, cette fois non plus pour
espionner Dorothy, mais pour échapper à Frank, venu pour le tuer. Encore une
fois, on suit le déroulement des événements dans l’appartement depuis la penderie,
avec le même cadrage que lors des scènes de nudité et de viol du début du film.
Cependant, Jeffrey n’est plus un voyeur pris au piège et témoin involontaire de
l’horreur, mais utilise sa cachette de son propre gré pour se protéger de Frank
et, finalement, l’anéantir. Lorsque Frank finit par deviner que Jeffrey se
cache dans la penderie, il se dirige droit vers elle, regardant Jeffrey dans
les yeux, et nous avec. Nous partageons donc intégralement le moment de tension
extrême qu’est l’approche d’un Frank armé et menaçant, son visage de plus en
plus près de la caméra, les yeux rivés sur l’objectif et le spectateur.
Toutefois, cette position de voyeur constitue cette fois-ci un avantage
considérable pour Jeffrey : voyant Frank alors que ce dernier ne peut que
deviner sa présence, il est capable d’anticiper son arrivée et se tient prêt,
tirant une balle dans la tête de Frank à la seconde où celui-ci ouvre le
placard…
Le psychopathe Frank
Booth sur le point d’assassiner Jeffrey, caché dans une penderie.
Nous
l’avons vu, le plan subjectif véhicule souvent l’émotion et le ressenti d’un
personnage. Mais David Lynch va plus loin dans son utilisation de la caméra
subjective ; l’intérêt de ce procédé dans un univers comme celui de Lynch
est justement d’abandonner la vision du réel pour véritablement pénétrer dans
la tête des personnages, montrer ce qu’ils rêvent, pensent ou imaginent plutôt
que ce qu’ils voient, et de plonger dans leur propre vision subjective du
monde.
3. Pensées, rêves,
hallucinations… Montrer une réalité intérieure
L’œuvre
cinématographique de David Lynch est en très grande partie basée sur une
multiplication des niveaux de réalité, une confusion entre ce qui est réel et
ce qui ne l’est pas, et sur la représentation visuelle et sonore d’univers
oniriques, hallucinatoires ou purement imaginaires. Pour donner vie à ces
concepts parfaitement abstraits, le plan subjectif est évidemment une méthode
de choix. Dans ce cas, le plan subjectif ne se contente pas d’associer le
spectateur au personnage ou de lui faire partager ses émotions, mais lui permet
de voir l’invisible, de lire les pensées les plus intimes du personnage,
d’accéder à ce qui est caché et ce que personne d’autre n’est en mesure
d’apercevoir.
Dans Twin Peaks, par exemple, on distingue deux
types de personnages : les personnages « réels », des humains
comme vous et moi, évoluant dans un univers concret et réaliste d’une petite
ville américaine, et les étranges habitants d’un lieu fantasmagorique appelé la
« Black Lodge », sorte de monde parallèle où la linéarité temporelle
et la logique spatiale sont abolies. Les résidents de la Black Lodge ne sont
visibles qu’aux yeux de certains privilégiés, et apparaissent à des moments
bien précis ; et ces êtres sont systématiquement filmés en plan subjectif.
Il en va ainsi des diverses scènes dans lesquelles les protagonistes
aperçoivent BOB, l’énigmatique tueur de la série. BOB surgit toujours de nulle
part, apparaît soudainement et disparaît de la même manière, dans des
circonstances menaçantes traduisant son identité maléfique.
L’inquiétant BOB, aperçu par Sarah
Palmer (épisode 1) et Maddy Ferguson (épisode 9).
À chacune de ses
intrusions, le personnage de BOB nous regarde directement dans les yeux, à
l’aide d’un regard caméra. À plusieurs reprises, il avance vers le personnage
qui le voit, et donc vers le spectateur, accentuant ainsi son aspect malfaisant
et menaçant. Le fait de voir BOB uniquement à travers les yeux d’un personnage
et jamais en caméra objective nous force à nous interroger, à la longue, sur
son existence réelle, ce qui est exactement l’effet recherché par Lynch. BOB
est-il une hallucination créée de toutes pièces par plusieurs personnages, ou
existe-t-il réellement ? La question est d’autant plus valable que BOB
semble toujours se manifester à des personnages dont la lucidité peut être
remise en question : consommateurs de drogue, personnes émergeant du coma,
personnes en proie à la panique…
Le même principe du
plan subjectif est appliqué pour les apparitions oniriques de l’alter ego de BOB, un personnage sans nom
simplement appelé « le Géant ». Ce dernier est visible uniquement par le personnage
principal de Twin Peaks, un agent du
FBI nommé Dale Cooper, et encore une fois dans des circonstances
particulières : Cooper le voit, en effet, lorsqu’il est allongé sur le
sol, blessé, dans un état de semi-conscience. Le Géant est debout auprès de
lui, immense, le toisant (et nous avec) de toute sa hauteur, faisant ressentir
au personnage comme au spectateur son état de faiblesse et d’infériorité par
une contre-plongée très accentuée, doublée d’un regard caméra qui nous
positionne à la place de Cooper.
Le Géant observe Dale Cooper allongé sur le sol...
Dans Mulholland Drive également, le plan
subjectif est utilisé pour donner corps à une réalité intérieure, et permet au
spectateur de visualiser ce qui se passe dans la tête d’un personnage. Le
procédé est notamment employé pour Diane, l’héroïne droguée et paranoïaque de
l’histoire. À la fin du film, celle-ci est en proie à de terrifiantes
hallucinations, qui finissent par la conduire au suicide. Ces images mentales
sont concrétisées par des plans subjectifs, montrant cet imaginaire qui
angoisse tant le personnage. On y voit, entre autres, un couple de personnes
âgées qui, par la vision distordue de Diane, se transforment en véritables
monstres qui la poursuivent, un sourire machiavélique aux lèvres, brandissant
leurs mains dans sa direction. Les deux personnages sont filmés en gros plan,
avec une mise au point imparfaite et une caméra très mobile imitant les
mouvements de recul esquissés par Diane sous l’effet de la peur. Ces plans
permettent de se plonger dans la tête de Diane, explicitant les raisons de ses
crises et de son suicide et nous faisant partager sa terreur.
Irene et son mari, deux personnes âgées
hallucinées par une Diane droguée et dépressive.
Davantage encore que
sur l’hallucination ou l’imaginaire, les films de Lynch sont centrés autour de
la thématique du rêve, et de l’abolition des frontières entre rêve et réalité.
C’est sur ce principe même que sont construits Mulholland Drive, Inland
Empire et Lost Highway, et le
rêve occupe une place de choix dans la narration de ses autres œuvres. Or, le
rêve est une autre forme de réalité personnelle et subjective, qui, par
conséquent, est souvent exprimée par l’usage du plan subjectif.
Dans l’épisode 2 de Twin Peaks, Cooper fait un rêve où il
aperçoit deux habitants de la Black Lodge, des « esprits » nommés
respectivement Mike et BOB. Dans son rêve, les deux protagonistes s’adressent à
lui, et sont filmés en plan subjectif, regard fixé sur la caméra, ce qui fait
que leurs paroles sont aussi bien destinées au spectateur qu’à Cooper. La
particularité de ces plans est que la caméra est fixe, ce qui est quasiment
impossible dans un plan subjectif ancré dans la réalité, puisque le regard
humain est rarement parfaitement immobile. Mais dans un rêve, il est plausible
d’avoir un point de vue subjectif totalement fixe, puisqu’il s’agit de toute
façon d’une projection du subconscient d’un personnage et non pas d’une vision
réelle. Il est intéressant de noter que David Lynch fait la distinction entre
rêve et réalité non seulement au niveau narratif et visuel, mais également sur
un plan technique, adaptant ses cadrages et mouvements de caméra au contexte
dans lequel se déroule l’action – rêve ou réalité…
Mike et BOB s’adressant à la caméra
dans le rêve de Dale Cooper (épisode 2).
La troisième fonction
du plan subjectif, et celle forme la plus étroite liaison avec l’univers et la
narration des films de Lynch, est donc celle de donner vie à l’immatériel, de
montrer l’abstrait, de produire cette matière visuelle basée sur le
subconscient dont parlaient les critiques Odell et Le Blanc. Le spectateur
n’est plus seulement informé, mis dans la confidence ou influencé par les
sentiments du personnage dont il partage le point de vue ; il plonge
littéralement dans sa tête, ses pensées, ses hallucinations et ses rêves, et se
retrouve ainsi totalement identifié au personnage, dont il connaît même
l’inconscient.
Le plan subjectif dans
le cinéma de David Lynch apparaît donc comme un outil aux multiples facettes,
que le cinéaste explore et utilise sous toutes ses formes en fonction de ses
besoins et du message qu’il désire véhiculer. Tantôt pour faire avancer
l’intrigue en se focalisant sur des détails invisibles à première vue, tantôt
pour faire ressentir au spectateur les émotions d’un personnage, tantôt pour
lui permettre de partager la réalité ambigüe et subjective d’un autre… Le plan
subjectif offre bien des possibilités, déclinées à l’aide d’une grande variété
de mouvements de caméra, de jeux de regards, de variations de mise au point, de
valeur et de longueurs de plans. Le procédé apporte par conséquent une valeur
essentielle à l’œuvre du cinéaste, nécessaire non seulement à la compréhension
de ses intrigues mais surtout à l’appréhension de tout son univers, dont le
concept de subjectivité est la base même… Le plan subjectif, un outil lynchien à part entière ?
Bibliographie
Films de David Lynch
• Blue Velvet (1986) – 120 min, couleur, 2.35:1
• Twin Peaks (1990-1991) – 30 épisodes (2 x 90 min + 28 x 45 min) –
Couleur, 1.33:1
• Mulholland Drive (2001) – 140 min, couleur, 1.85:1
• Lost Highway (1996) – 134 min, couleur, 2.35:1
• Inland Empire (2006) – 180
min, couleur, 1.85:1
Livres
• Full
of Secrets – Critical Approaches to Twin Peaks, de David Lavery (1994)
• David Lynch, de Michel Chion
(1995)
• Weirdsville U.S.A : The Obsessive Universe of David Lynch, de
Paul A. Woods (2000)
• David Lynch – Entretiens, de
Chris Rodley (2004)
Magazines
• Wrapped In Plastic
#75, Craig Miller & John Thorne (2006)
Internet
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