Dossier ► David Cronenberg


  La Mécanique du Corps 
Mutations et métamorphoses de la chair dans le cinéma de David Cronenberg
Par Lili Canal

« First it controls your mind. Then it destroys your body. » Voilà la phrase d’accroche que l’on pouvait lire sur l’affiche du film Videodrome, réalisé par le cinéaste canadien David Cronenberg en 1983. C’est aussi la phrase qui pourrait résumer l’intégralité de l’œuvre du réalisateur, tant elle est applicable à chacun de ses films, depuis ses premiers courts-métrages jusqu’à ses projets les plus récents. La modification de l’esprit et la modification du corps, tels sont les sujets qui occupent une place prépondérante dans le cinéma de Cronenberg. Les deux thématiques sont étroitement liées, la première étant bien souvent le précurseur et le déclencheur de la seconde. Fasciné depuis l’enfance par la science-fiction et le cinéma gore et ancien étudiant en sciences, Cronenberg explore dans sa filmographie les thèmes de la folie, de la dualité, de la métamorphose aussi bien psychologique que physique, du rapport entre réalité et hallucination, ou encore, et surtout, entre mécanique et organique. Mutations de l’humain vers la machine, de la machine vers l’humain, de l’humain vers l’animal… La chair sous toutes ses formes est au centre de l’œuvre de David Cronenberg. Nous allons voir de quelles façons le cinéaste fait usage du corps dans ses films, et comment il parvient à articuler ses récits autour du thème de la métamorphose, sur le plan aussi bien narratif qu’esthétique.


1. Transformations matérielles : de l’objet à l’organique…

Lorsque, après la sortie de son long-métrage Videodrome, on demande à David Cronenberg quel est son point de vue sur l’évolution technologique de la société contemporaine, il répond : « I see technology as being an extension of the human body. » Et en effet, il s’avère que cette déclaration quelque peu surprenante est développée et explicitée dans les films de Cronenberg de façon assez littérale. Le réalisateur semble en effet fasciné par le rapport entre corps et objets, organique et mécanique, matériaux synthétiques et chair humaine. La frontière entre tous ces termes en apparence contradictoires se brouille dans l’univers de Cronenberg, et le premier signe de cette confusion est l’aspect organique que prennent les objets inanimés.

Videodrome (1983) raconte le parcours inquiétant et surréaliste de Max Renn, patron d’une petite chaîne de télévision pornographique, qui découvre par hasard un programme-pirate dénommé Videodrome. Ce dernier, apparemment capté depuis la Malaisie, met en scène tortures et sévices sexuels. Alors que Max pense avoir trouvé le programme parfait pour renouveler le contenu de sa chaîne, il se rend compte que le visionnage de Videodrome provoque peu à peu des hallucinations et d’étranges altérations physiques. L’une des hallucinations dont souffre Max consiste à assister à l’« humanisation » d’objets inanimés, et plus particulièrement les téléviseurs. Dans l’une des scènes du film, Max, assis dans son canapé, regarde la télévision, où apparaît Nikki, une femme qu’il fréquente dans la réalité. Il s’avère que celle-ci travaille pour Videodrome, et elle déclare à Max que ce que la société recherche, c’est lui-même. Filmée en gros plan, elle entreprend alors d’attirer Max à elle en murmurant « Come to me, come to Nikki », s’adressant à lui à travers l’écran de la télévision. Un très gros plan de ses lèvres envahit bientôt ce dernier, et Max s’approche du poste, fasciné. Lorsqu’il pose une main dessus, le téléviseur est soudain parcouru d’ondulations et de convulsions, pendant que résonnent  les gémissements de désir de Nikki qui poursuit sa litanie. Max caresse le poste, et sent sous ses doigts des sillons qui ressemblent à s’y méprendre à un système veineux humain. Enfin, l’écran de la télévision se déforme, formant une surface convexe et molle, et les lèvres de Nikki s’approchent de Max. Celui-ci finit par enfoncer son visage dans la texture organique de l’écran cathodique ; s’ensuit une étrange scène d’amour entre Max et le personnage de Nikki, qui ne fait qu’un avec la télévision. Cette dernière, objet mécanique et technologique par excellence, devient chez David Cronenberg un être qui vit et qui respire. La façon dont est filmée la scène achève de la rendre dérangeante aux yeux des spectateurs : à travers l’écran, Nikki s’adresse aussi bien à Max que directement à nous, nous gratifiant d’un regard caméra. Cronenberg provoque ainsi une mise en abîme, le spectateur regardant le film Videodrome dans lequel comme Max Renn regarde le programme Videodrome. On s’attendrait presque à voir notre propre écran s’allonger dans notre direction, et les lèvres de Nikki venir vers nous…

Plus tard dans le film, Max demande conseil à Nikki, toujours à travers l’écran de la télévision, afin de savoir comment il peut s’y prendre pour anéantir le programme Videodrome. Celle-ci lui répond qu’elle va le lui montrer ; à l’écran apparaît alors Max en personne, qui prononce les mots « Long live the new flesh ! » avant de se tirer une balle dans la tête. À cet instant, le poste de télévision explose, rejetant ce qui semble être un amas d’organes humains et de chair sanglante. Encore une fois, le téléviseur devient un objet organique capable de mourir et de saigner. Cronenberg destitue la forme de la chair, la fait aller au-delà des frontières dans laquelle elle se restreignait, s’étendre là où habituellement elle est absente.

Le même principe est développé dans le film The Naked Lunch (Le Festin Nu, 1991), adapté d’un roman semi-autobiographique de William S. Burroughs. Dans ce dernier, Bill Lee, un homme dont le métier est d’exterminer des cafards, se drogue à l’aide de son produit insecticide et est ainsi sujet à diverses hallucinations. Il se met notamment à imaginer qu’il est agent secret, et que son supérieur hiérarchique, qui lui dicte ses missions, n’est autre que sa propre machine à écrire, transformée pour l’occasion en un cafard géant qui s’adresse à lui à travers un orifice placé sur son dos et ressemblant fortement à un anus. La créature, mi-animale mi-objet, possède à la fois des attributs physiques du cafard et de la machine à écrire. On pense ici immédiatement à La Métamorphose de Franz Kafka, nouvelle littéraire de 1915 dans laquelle un homme se réveille un matin et découvre que son corps s’est transformé en celui d’un énorme cafard.

Avec eXistenZ (1999), Cronenberg pousse le processus de la « technologie organique » encore plus loin. Dans ce film, un jeune homme, Ted Pikul, est chargé de la sécurité de la célèbre game-designer Allegra Geller. Allegra a créé un jeu vidéo d’un tout nouveau genre, intitulé eXistenZ. Pour y jouer, il faut se « brancher » à sa console à l’aide d’un câble que l’on s’enfonce dans la colonne vertébrale ; cette méthode permet ensuite d’accéder au monde virtuel du jeu vidéo de façon totalement réaliste, au point que les personnages – et le spectateur – se mettent à confondre la réalité avec l’univers du jeu.

Les consoles d’eXistenZ n’ont rien à voir avec les consoles de PlayStation en plastique que nous connaissons. Dans le film, elles sont couleur chair, molles, ondulent et palpitent comme un organisme vivant lorsqu’on les touche, semblent être sensibles à la chaleur et à la douleur et émettent des sons oscillant entre des couinements d’animaux et des gazouillis de bébé. On les répare par une intervention chirurgicale, et le câble qui relie les consoles à la colonne vertébrale des joueurs est lui aussi parfaitement organique, avec de forts airs de cordon ombilical (ces câbles s’appellent d’ailleurs UmbyCords, une référence claire au terme d’« umbilical cord »).

L’évolution qu’apporte ici Cronenberg par rapport au téléviseur de Videodrome ou au cafard-machine à écrire de The Naked Lunch est que dans eXistenZ, ces objets hybrides se mêlent à la chair humaine elle-même, ne formant qu’un avec les corps dont ils paraissent inspirés. Cette unité est exprimée non seulement à travers le fait que les joueurs doivent se connecter physiquement à leur console via le câble-cordon, l’introduisant dans un trou dans le bas du dos nommé un « bio-port » (le nom exprime à lui seul l’ambivalence chair/technologie), mais aussi par une série de phénomènes mêlant mécanique et corps humain au point de les rendre complémentaires. Dans une scène du film, par exemple, Ted et Allegra tentent d’expérimenter un nouveau modèle de console, beaucoup plus petites que leurs consoles habituelles. Puisqu’aucun câble n’est fourni pour pouvoir la relier à la colonne vertébrale, les deux personnages s’introduisent directement la console dans leur bio-port, où elle est intégralement aspirée par celui-ci. Ils ne peuvent se connecter au jeu qu’en laissant la mini-console fusionner avec leur organisme. Tout au long du film, ces consoles de jeu vidéo occupent une fonction aussi bien technologique qu’organique : en effet, si l’on « débranche » un joueur en plein milieu d’une partie en arrachant le câble du bio-port, il peut en mourir… La console devient ainsi un organe vital, une sorte de cœur palpitant sans lequel l’humain ne peut vivre.

Un peu plus tard, Ted Pikul déjeune dans un restaurant chinois où on lui sert un assortiment de simili-fruits de mer et viandes à l’aspect répugnant. En mangeant son repas, Ted constate qu’avec les carcasses et os des différents éléments qu’il avale, il peut construire un étrange pistolet organique. Les balles du pistolet ne sont autres que des dents humaines. Là encore, organique et technologie se mélangent et se complètent, l’organique (les aliments, les dents) étant à l’origine d’une construction d’ordre mécanique (une arme à feu).

Il est intéressant de noter que ces mutations d’objets vers une consistance d’êtres vivants ne s’effectuent jamais dans la réalité. Dans Videodrome, les métamorphoses sont occasionnées par les hallucinations consécutives au visionnage du programme ; dans The Naked Lunch, par l’emprise de la drogue sur le personnage principal ; et dans eXistenZ, par la plongée dans le monde virtuel d’un jeu vidéo (il s’avère en effet que le monde apparemment réel dans lequel les personnages utilisent les consoles de jeu organiques est en fait lui-même un univers fictif de jeu vidéo, ce qui confère au film plusieurs niveaux de réalité, une sorte de jeu dans le jeu dans le jeu…). Contrairement à ce qu’on pourrait penser à première vue, le cinéma de David Cronenberg n’est donc pas à proprement parler un cinéma fantastique. Il est ancré dans une réalité crédible, et le fantastique et/ou le surréalisme surviennent de divers subterfuges ou états d’esprit prônes au rêve, à l’hallucination ou aux mondes parallèles virtuels.


2. Le corps et l’esprit mutants : transformations organiques.

Le thème de la transformation, récurrent dans la filmographie de David Cronenberg, est exploité et décliné à double sens. Si, dans plusieurs cas, ce sont des objets inanimés qui prennent une forme plus ou moins humanoïde, l’effet inverse est en revanche présent dans l’intégralité de ses œuvres : les métamorphoses que subit l’être humain, à un niveau aussi bien physique que psychologique. Cronenberg explore ainsi des sujets tels que la folie, la schizophrénie, la dualité psychique, thématiques plutôt courantes au cinéma, mais se distingue en les mêlant à des transformations et mutations qui dépassent le stade psychologique pour toucher au corps et à la chair elle-même.

Videodrome est un exemple parlant de ce processus à double sens. Dans un premier temps, ainsi que nous l’avons vu, les objets prennent vie et se retrouvent dotés d’une respiration et de vaisseaux sanguins (le téléviseur du salon de Max, par lequel il converse avec Nikki…) ; mais, surtout, ce sont les êtres humains qui subissent des transformations. D’ordre psychologique, tout d’abord : d’après ce qu’apprend Max Renn, le personnage principal, le programme-pirate Videodrome affecte la conscience des individus, modifiant leur personnalité et les assujettissant à des hallucinations diverses. Mais les métamorphoses qui marquent le parcours de Max sont avant tout physiques, occasionnées justement par cet état de conscience modifiée par Videodrome. De la même façon que le poste de télévision devient « vivant », le corps de Max va peu à peu se modifier et muter vers un organisme mécanique. Ainsi, dans une scène du film, le torse du personnage s’ouvre, laissant apparaître une large fente ressemblant fortement à un vagin, dans laquelle Max introduit une cassette vidéo, transformant son propre ventre en un monstrueux lecteur VHS. Un peu plus tard, Max glissera dans cette même fente son propre pistolet, qui sera « avalé » par son organisme. Une fois la fente refermée, le pistolet restera enfermé à l’intérieur du corps de Max. Toujours dans cette optique de mécanisation de l’humain, Videodrome contient également une scène où la main droite de Max est remplacée par une étrange arme à feu organique, excroissance fusionnant avec le bout de son bras (et apparue lorsqu’il tentait de récupérer son arme dans la fente abdominale où il l’avait laissée auparavant). Le film joue donc sur une inversion des rôles entre l’humain et le mécanique : pendant que les objets sans vie s’animent et acquièrent des caractéristiques propres au corps vivant, les humains, eux, se transforment peu à peu en objets technologiques…

La métamorphose est également présente à d’autres niveaux dans Videodrome ; les mutations corporelles que subissent les protagonistes n’incluent pas nécessairement le thème de la mécanique. Dans une scène, par exemple, Max utilise son arme-main pour tirer sur un homme ; celui-ci tombe à terre, le corps agité de soubresauts et de convulsions. De son organisme jaillissent bientôt d’horribles tumeurs et excroissances dans un bouillonnement de chair et de sang, jusqu’à ce le corps explose littéralement, entièrement détruit. Les hallucinations de Max, causées par le visionnage de Videodrome, entraînent ici la destruction de l’humain ; les transformations de l’esprit entraînent celles du corps. C’est presque toujours dans cet ordre qu’ont lieu les mutations dans le cinéma de Cronenberg. Dans eXistenZ, les corps des personnages sont dotés d’un « bio-port », orifice aux allures dérangeantes d’anus situé dans le bas du dos et servant à se connecter aux jeux vidéo auxquels ils s’adonnent ; mais cette modification corporelle est en réalité fictive, existant uniquement dans l’univers des jeux. En effet, on découvre tout à la fin du film que ce qu’on pensait être la réalité tout du long est en fait un autre niveau du jeu, et que dans la réalité, les joueurs n’ont nul besoin d’un bio-port pour se plonger dans le jeu ; leur véritable console est un objet en plastique bleu parfaitement technologique, sans lien avec le corps.

Dans Dead Ringers (Faux-Semblants, 1988), Cronenberg explore encore une fois l’effet physique que peut avoir une modification d’ordre psychologique. Le film (dont le titre original ne signifie absolument pas « Faux-Semblants » mais « Clones Morts », ou « Sosies Morts ») raconte l’histoire de deux jumeaux, Beverly et Elliot Mantle (interprétés tous deux par un seul et même acteur, Jeremy Irons), qui, depuis toujours, vivent et partagent tout à deux : métier – ils sont gynécologues –, appartement, amis, passions… et conquêtes amoureuses. En effet, Elliot, le plus sociable et extraverti des deux, séduit les femmes et, lorsqu’il s’en lasse, les « laisse » à son frère Beverly, plus timide et passif. Cette complémentarité complice entre les jumeaux se déroule parfaitement bien jusqu’au jour où Beverly tombe fou amoureux de la dernière conquête d’Elliot, une actrice française sur le retour, Claire Niveau. Pour la première fois de son existence, Beverly prend conscience de son unité et de la vie sans son frère, et cette relation va perturber l’équilibre entre les deux jumeaux. Lorsque Beverly sombre dans la drogue, Elliot estime que le seul moyen de l’en sortir est de commencer à se droguer lui aussi, se plaçant au même niveau psychique que son frère ; mais quand, à la fin du film, il devient clair qu’aucun des deux ne se sortira de sa relation d’interdépendance de cette façon, Beverly et Elliot décident de se « séparer » en effectuant une monstrueuse intervention chirurgicale, que Beverly pratique sur Elliot à l’aide d’une série d’instruments médicaux fait sur mesure, objets métalliques à l’apparence organique (certains ressemblent à des pattes d’insecte…). Encore une fois, Cronenberg met en scène les altérations et métamorphoses physiques comme découlant d’un état mental. Ici, les deux hommes veulent seulement se débarrasser de l’emprise psychologique qu’ils ont l’un sur l’autre ; mais pour ce faire, ils croient nécessaires de « couper le cordon » de façon corporelle, comme s’il s’agissait de séparer deux frères siamois (métaphore d’ailleurs clairement exprimée par Beverly avant l’intervention). L’acte chirurgical absurde réalisé par Beverly sur Elliot finit par occasionner la mort de ce dernier ; et Beverly, après une maigre tentative de poursuivre une vie sans son frère à ses côtés, meurt lui aussi, apparemment de chagrin, démontrant que la séparation est un échec et que le destin de l’un est toujours lié au destin de l’autre.

Dans Dead Ringers, le thème de la mutation est par ailleurs présent tout au long du film, au-delà de la lente transformation de la relation entre les jumeaux. Lorsqu’il commence à se droguer, Beverly est en effet sujet à des hallucinations concernant ses patientes. Lorsqu’il examine les femmes, il se met à voir en elles des déformations génitales. « There’s nothing the matter with the instrument. It’s the body. The woman’s body was all wrong. » (« Il n’y a aucun problème avec l’instrument. C’est le corps. Le corps de la femme était complètement perturbé. »), annonce-t-il à son frère lorsque ce dernier l’accuse d’avoir utilisé un instrument médical non adapté sur une patiente. Par la suite, Beverly se rend chez un artiste sculpteur et lui demande de créer, à partir de ses dessins, les prototypes d’une série d’instruments chirurgicaux destinées à « travailler sur des femmes mutantes ». Ce sont ces instruments que Beverly utilisera plus tard pour effectuer l’acte chirurgical de la « séparation » sur son frère Elliot.

Ces mutations, encore une fois sorties de l’imagination perturbées d’un personnage et non d’une réalité concrète, se manifestent également dans une séquence de rêve, métaphore de la relation des jumeaux pendant le film. Dans le rêve, Beverly et Elliot sont couchés dans un lit, de chaque côté de l’actrice Claire Niveau, la femme à l’origine de la détérioration de leur relation. Ils sont reliés au niveau du nombril par une énorme excroissance couleur chair, à l’image d’un hideux cordon ombilical. Beverly, dans les bras de Claire, déclare qu’il ne veut pas qu’Elliot les observe ; Claire répond qu’elle va donc les séparer. Elle s’approche de l’excroissance et mord dedans à pleines dents, en retirant une sorte de long boyau sanglant alors que Beverly hurle de douleur. Ce rêve fait office de précurseur à ce qui va se passer par la suite : Claire va, en effet, séparer les deux jumeaux, mais sur le plan psychologique, en déséquilibrant leur relation jusqu’ici fusionnelle. L’opération chirurgicale de la fin du film, réalisée d’un commun accord entre les deux frères, est ainsi un écho à cette séquence de rêve, comme s’il existait réellement un lien physique, entre eux, un lien de chair qu’il faudrait trancher pour leur offrir leur indépendance.

Sur le plan des mutations et transformations physiques, deux films font exception dans la logique narrative habituelle de Cronenberg : The Fly (La Mouche, 1986) et Rabid (Rage, 1977). Le premier parce qu’il met en scène une métamorphose qui, exceptionnellement, n’est pas issue de l’imaginaire, d’un état mental altéré ou d’un univers fictif tel un jeu vidéo ; la lente transformation de Seth Brundle en mouche humanoïde monstrueuse n’a, malheureusement pour lui, rien d’imaginaire. Il s’agit de l’histoire bien ancrée dans la réalité d’un scientifique s’essayant à la téléportation, et mélangeant accidentellement ses propres cellules avec celles d’une mouche. Pour une fois, également, la métamorphose n’est pas entraînée par une modification dans un premier lieu de l’esprit ; dans The Fly, c’est le corps qui est affecté d’abord, pendant que l’esprit reste inchangé. Le deuxième film, Rabid, le premier long-métrage de Cronenberg, se démarque des autres dans la mesure où le processus habituel est inversé : au lieu d’assister à une mutation corporelle entraînée par une modification mentale, c’est le contraire qui est mis en scène. En effet, Rabid a pour héroïne une jeune femme qui, après un traitement expérimental de chirurgie esthétique, se retrouve avec une attirance maladive pour le sang et la chair humaine, et transforme ses victimes en zombies à leur tour assoiffés de sang. L’acte purement physique de la chirurgie est ici l’élément déclencheur de la transformation psychologique de Rose, le personnage principal.

Si l’on a tendance à classifier le cinéma de Cronenberg dans le domaine de la science-fiction, il faut cependant noter que tout cet univers de métamorphoses corporelles et de mutations de la chair ne se déroulent pas dans le genre de monde futuriste et aseptisé habituellement utilisé dans les films de science-fiction. L’univers en question est toujours contemporain, tout d’abord, ancré dans l’époque de la réalisation du film ; par ailleurs, les personnages évoluent toujours dans des décors et ambiances sales, glauques, depuis les bars mal famés d’eXistenZ jusqu’aux banlieues grises de Pittsburgh ou à l’appartement mal rangé de Max Renn dans Videodrome. Remarquons également que contrairement aux films classiques de science-fiction, les « héros » cronenbergiens n’en sont jamais vraiment ; leurs métamorphoses et mutations mentales et/ou physiques fait d’eux des rebuts de la société, non acceptés par leurs semblables et connaissant souvent une fin tragique (Seth Brundle dans The Fly, Max dans Videodrome, les jumeaux Mantle dans Dead Ringers…). Les transformations dont ils sont victimes sont rarement bénéfiques et bien souvent horrifiques, sources de peur, de douleur et de mort.

Dans ses films les plus récents, certains critiques ont reproché à David Cronenberg d’avoir perdu son style personnel, cet attachement au genre du « body horror » qui faisait sa spécificité depuis les années 1960 jusqu’au long-métrage Spider, en 2002. En effet, ses derniers films, A History of Violence (2005), Eastern Promises (Les Promesses de l’Ombre, 2007) et A Dangerous Method (2011) abandonnent le concept des mutations corporelles, des objets humanoïdes et de la chair mécanisée que l’on retrouvait jusque-là dans ses œuvres. Mais ce n’est pas pour autant que Cronenberg a laissé de côté ses thématiques fétiches. Folie, schizophrénie et, par-dessus tout, transformation sont toujours au centre de ces films. Dans A History of Violence, on suit le parcours d’un bon père de famille qui, pour protéger les siens d’un gang de voyous, va se transformer progressivement en tueur sanguinaire sans pitié. Eastern Promises raconte l’évolution d’un homme au sein de la mafia russe de Londres, et l’on apprend à la fin du film que celui que l’on prenait pour un froid assassin est en fait un agent infiltré ; ce dernier ira même jusqu’à se transformer physiquement, poussant le zèle jusqu’à se faire tatouer les signes de reconnaissances de son clan sur le corps. Le film laisse d’ailleurs planer le doute quand au choix final effectué par le personnage, celui d’abandonner ou non son rôle d’agent pour intégrer réellement la mafia. A Dangerous Method, quant à lui, constitue une nouveauté pour Cronenberg à plusieurs niveaux : son premier film d’époque en costume, et son premier biopic, basé sur la vie des psychanalystes Sigmund Freud et Carl Jung et d’une de leurs patientes, Sabina Spielrein. Mais le thème de la transformation est toujours là, inébranlable : transformation de Sabina, profondément psychotique dans un premier temps, et vivant une existence plus ou moins normale par la suite ; transformation de Freud et Jung, de leur relation professionnelle, de leurs rapports ambigüs avec Sabina…

Moins excentriques que ses premiers films, davantage ancrés dans un courant mainstream hollywoodien (ancrage qui se manifeste également par le choix des acteurs, dont les très prisés Viggo Mortensen, Michael Fassbender et Keira Knightley), les trois dernières œuvres de David Cronenberg ne lui sont pas moins personnelles, et il continue encore et toujours à explorer ses thèmes de prédilection, délaissant le « body horror » au profit d’une recherche plus cérébrale, plus subtile. Il poursuivra cette recherche avec son prochain film, intitulé Cosmopolis, où il racontera le parcours chaotique d’un jeune golden boy croisant une myriade de personnages hauts en couleurs sur une journée. Le parcours de Cronenberg, lui, reste unique et fascinant dans le monde du cinéma, le réalisateur ayant abordé comme personne les thèmes du corps et de la chair, et fait de la relation entre organique et mécanique le moteur de l’intégralité de son œuvre, dissimulant sous des airs de cinéma d’horreur une réflexion poussée sur la société contemporaine.



Bibliographie


Films mentionnés de David Cronenberg
Rabid (1977)
Videodrome (1983)
The Fly (1986)
Dead Ringers (1988)
eXistenZ (1999)
Spider (2002)
A History of Violence (2005)
Eastern Promises (2007)
A Dangerous Method (2011)
Cosmopolis (2012)

Livres
A Critical History of the Horror Film 1968–1988, de Kim Newman (1989)
Cronenberg on Cronenberg, de Chris Rodley (1996)
Lang lebe das neue Fleisch : von ‘Shivers’ bis ‘eXistenZ’, de Thomas J. Dreibrodt (2000)
David Cronenberg : Interviews, de Serge Grünberg (2007)

Internet

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